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être confirmées, et la bataille s’engagea, une des plus grandes batailles économiques et sociales de ce temps, entre l’orgueil de race et l’idée d’égalité, entre les Droits de l’homme et la propriété entendue comme la consécration même de l’esclavage.

Les modérés demandèrent d’abord et d’urgence que des troupes de secours fussent expédiées à Saint-Domingue. Les grandes villes marchandes, celles surtout qui avaient avec Saint-Domingue les relations d’affaires les plus étendues, envoyèrent à l’Assemblée les lettres et les députations les plus pressantes. Un grand nombre de négociants de la ville de La Rochelle écrivirent à la Législative le 6 novembre :

…« Vous aurez partagé, Messieurs, les sentiments que nous inspirent les détails affreux qui viennent de nous parvenir ; mais ce que vous ne vous persuaderez jamais, c’est la consternation, c’est le désespoir qui règnent dans nos ports.

« Il n’est aucun d’entre nous dans les malheurs qui affligent Saint-Domingue qui n’ait à craindre pour un frère, un parent, un ami ; personne enfin qui n’envisage dans la ruine des colonies, la perte de sa fortune et l’anéantissement de tous ses moyens de subsistance et de travail. Vous êtes chargés. Messieurs, du dépôt de la félicité publique. Ce dépôt embrasse, dans sa vaste étendue, la colonie de Saint-Domingue… Des vaisseaux, des munitions, des vivres, du numéraire, des troupes, des commandants patriotes et sages, voilà, Messieurs, ce que nous recommandons à votre sagesse. »

Ainsi, les trois cents négociants qui avaient signé cette pétition prenaient brutalement parti pour les colons blancs si criminellement et si témérairement égoïstes. Ils demandaient seulement des armes pour écraser les noirs soulevés et les mulâtres qui combattaient avec eux ; ils ne désiraient aucune mesure d’équité qui en apaisant au moins les mulâtres isolât et désarmât les noirs. Et pourtant, même au point de vue mercantile, il était absurde d’espérer la pacification de l’île par le seul emploi de la force au service du privilège.

Même égoïsme et même aveuglement chez les négociants de Bordeaux. Le directoire du département de la Gironde écrit le 5 novembre. De même le directoire du district de Bordeaux : ils annoncent l’envoi de députés chargés « d’offrir à la Nation des vaisseaux pour le transport des troupes et des vivres ». La délégation bordelaise parla ainsi le 10 novembre : « Les citoyens de Bordeaux nous ont députés vers vous pour vous conjurer de prendre dans la plus sérieuse considération les désastres arrivés à Saint-Domingue. À vous entretenir des malheurs qui désolent cette précieuse colonie, c’est vous exposer les nôtres, c’est vous peindre l’état de douleur et de deuil de toutes les places maritimes ; le même coup peut avoir atteint une autre possession d’Amérique ; il peut frapper de mort la principale branche de l’industrie nationale et tarir la source la plus féconde du crédit public. »