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lutte allait recommencer, et dès le mois de juin, à la date du 15, le lendemain même du jour où elle avait voté la loi Chapelier, elle approuvait une instruction qui, appliquée avec suite, aurait maintenu la féodalité : « Instruction de l’Assemblée nationale sur les droits de champart, terrage, agrier, arrage, tierce, soète, complant, cens, rentes seigneuriales, lods et ventes, reliefs et autres droits ci-devant seigneuriaux, déclarés rachetables par le décret du 15 mars 1790, sanctionné par le roi le 28 du même mois. »

Et tout d’abord, les Constituants signifient aux paysans qu’en abolissant le régime féodal, ils ont voulu sauvegarder la liberté individuelle, mais qu’ils n’ont porté aucune atteinte directe ou indirecte à la propriété. « L’Assemblée nationale a rempli, par l’abolition du régime féodal, prononcée dans sa séance du 4 août 1789, une des plus importantes missions dont l’avait chargée la volonté souveraine de la nation française, mais ni la nation française, ni ses représentants n’ont eu la pensée d’enfreindre par là les droits sacrés et inviolables de la propriété.

« Aussi, en même temps qu’elle a reconnu, avec le plus grand éclat, qu’un homme n’avait jamais pu devenir propriétaire d’un autre homme, et qu’en conséquence les droits que l’un s’était arrogés sur la personne de l’autre n’avaient jamais pu devenir une propriété pour le premier, l’Assemblée nationale a maintenu de la façon la plus précise tous les droits et devoirs utiles auxquels des concessions de fonds avaient donné lieu et elle a seulement permis de les racheter. »

Ainsi, à parler net, ce n’est pas précisément le régime féodal que l’Assemblée a aboli, malgré sa déclaration fastueuse et presque vide du 4 août. Elle n’a pas aboli l’ensemble de ces charges pécuniaires qui grevaient la propriété paysanne au profit des seigneurs. Elle a simplement supprimé ce qui subsistait dans la société de l’esclavage proprement dit, du servage, de la servitude personnelle. Mais, comme depuis longtemps, par le progrès même de la vie nationale, par la mobilité, tous les jours croissante, des intérêts et des hommes, cette servitude personnelle directe avait disparu, comme depuis des siècles elle avait dû, pour se continuer, se déguiser et prendre la forme d’un contrat, comme presque partout la chaîne visible et pour ainsi dire matérielle de l’esclavage ou du servage avait été remplacée par le lien d’une redevance pécuniaire, et que les seigneurs avaient prudemment donné à leur exploitation et oppression ancienne le caractère nouveau du droit bourgeois, la Constituante faisait vraiment œuvre vaine. Elle arrachait du sol quelques pauvres racines oubliées d’esclavage et de servage : mais l’arbre féodal, avec les ramifications presque infinies de ses droits pécuniaires, continuait à tenir sous son ombre le champ du paysan. De là, entre les juristes de l’Assemblée bourgeoise et les paysans révolutionnaires, un malentendu irréparable.

L’Assemblée aurait dû s’avouer à elle-même et avouer au monde que la propriété féodale, même quand elle s’était adaptée aux formes juridiques de