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bonheur et la tranquillité de la France. Personne n’a pensé qu’un prince aussi éclairé pût partager les absurdes craintes de l’électeur de Trêves de se voir attaqué par des municipalités ou des provinces sans l’ordre du roi. On en a généralement conclu que l’Empereur avait saisi ce prétexte pour soutenir les princes et faire approcher ses troupes du territoire français. Un cri général de guerre s’est fait entendre et on ne doute plus ici qu’elle n’ait lieu.

« Mais avant que de s’engager de manière à ne plus pouvoir reculer, il faudrait fixer ses regards sur les malheurs de tout genre et sur les suites de la guerre.

« On conçoit facilement tout le mal qui en résulterait pour la France ; si l’on devait à ce prix voir renaître l’ordre et la prospérité, on pourrait consentir à faire ce terrible sacrifice, mais ce serait cruellement s’abuser que de le penser. Si la guerre a lieu, elle sera terrible ; elle se fera d’après les principes les plus atroces ; les hommes exaspérés, incendiaires, auront le dessus ; leurs conseils prédomineront dans l’opinion. Le roi, dans la nécessité de combattre son beau-frère et son allié, sera environné de défiances, et, pour ne pas les augmenter, il sera obligé de forcer les mesures, d’exagérer ses intentions. Il ne pourra plus employer ni modération ni prudence sans paraître d’accord avec l’empereur et donner ainsi des armes très fortes à ses ennemis, et même à cette partie des honnêtes gens qu’il est toujours si facile de séduire. Les émigrés, comptant sur le secours de l’empereur, deviendront plus obstinés, plus difficiles à réduire, et la querelle s’établissant ainsi entre deux partis extrêmes, les partis modérés, raisonnables et l’intérêt véritable seront aussi oubliés que les principes de l’humanité. »

C’est l’appel désespéré à la paix, c’est le cri d’agonie des constitutionnels, des modérés, qui se sentent définitivement perdus par l’approche de la grande guerre. En quelle mesure la reine s’associait-elle aux pensées qu’elle transcrivait et transmettait ? Il est malaisé de le dire, car le fond de son cœur devait être singulièrement trouble et mêlé. Elle devait redouter la crise de la grande guerre qui allait, si je puis dire, surexciter toutes les passions et tous les périls. Mais elle commençait à sentir aussi que toutes les voies moyennes n’aboutissaient pas, et elle pouvait espérer d’une grande commotion le salut définitif. Ses amis les plus passionnés, comme Fersen, désiraient la guerre. Elle recopiait donc le mémoire de Barnave et de Lameth d’une main à demi machinale, d’une âme à demi consentante, se remettant surtout au hasard des choses. Barnave devina toutes ces fragilités, et il partit pour le Dauphiné, laissant dans les papiers des Tuileries des traces qui lui furent mortelles.

Est-ce ce départ de Barnave qui a donné l’idée qu’entre la Cour et les constitutionnels tout était rompu ? Le journal de Brissot écrit à la date du 10 janvier :

« Le règne des Barnave et des Lameth à la Cour est passé. Ils ont été dis-