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HISTOIRE SOCIALISTE

aussi nettement, aussi brutalement qu’à Lyon. Ici le lien de toute fortune au travail industriel ou au négoce est direct, visible. L’hôtel splendide est l’épanouissement de la fabrique obscure, le côté lumineux du sombre travail obstiné. De plus, toute la vie de Lyon portant sur l’industrie et sur certaines formes d’industries, les moindres vicissitudes économiques, la mode qui varie, un débouché qui se resserre, les oscillations de prix de la matière première et du produit fabriqué, tout retentit d’un coup direct et parfois violent au cœur étroit et profond de la cité. De là, entre les divers intérêts en présence de perpétuels froissements. Les travailleurs lyonnais ne peuvent pas comme ceux de Paris s’évader aux heures de crise, se sauver par la diversité possible des métiers. Ici, c’est dans l’enceinte d’une ou deux grandes industries que sont resserrées les existences et concentrées les passions.

De là l’inquiétude sourde, les heurts et les conflits. Mercier, dans son tableau de Paris, dit qu’à Paris les grèves et les séditions ouvrières sont inconnues, grâce à la douceur des maîtres, et qu’on n’y peut noter, pendant tout le xviiie siècle, des soulèvements comparables à ceux de Tours, de Roanne et de Lyon. L’explication est superficielle. Les maîtres lyonnais n’étaient pas naturellement plus durs que les maîtres parisiens, mais tandis qu’à Paris les passions, les forces, les conflits s’éparpillaient en un champ d’action presque indéterminé, à Lyon, c’était dans une sorte de champ clos que se rencontraient et se heurtaient les intérêts.

Rudes furent souvent les chocs, dans chacune des deux ou trois grandes industries lyonnaises. Dès le début du xvie siècle avait éclaté à Lyon, parmi les compagnons imprimeurs, une vaste grève comparable aux grèves les plus puissantes de notre siècle. M. Hauser, dans son livre sur les Ouvriers du temps passé, en a tracé le dramatique tableau. Au 1er mai 1539, les compagnons imprimeurs ont, comme dit l’ordonnance royale qui les condamne, « tous ensemble laissé leur besogne. » Ils se plaignent que leurs salaires soient insuffisants, surtout que la nourriture qui leur est donnée chez les maîtres soit mauvaise. Ils se plaignent aussi que des habitudes nouvelles de discipline mécanique et stricte leur soient imposées et que les portes de l’atelier ne soient pas toujours ouvertes pour qu’ils puissent prendre le travail quand il leur plaît, selon la coutume du passé. Les typographes ayant donc proclamé le trie, c’est-à-dire la grève, s’organisent militairement, en compagnies d’ateliers, pour intimider les maîtres et empêcher la reprise partielle du travail. Les maîtres, les patrons allèguent pour se défendre (c’est le thème d’aujourd’hui) que la grève n’est voulue et organisée que par une minorité violente : les autres « voudraient faire leur devoir et besogner », mais ils n’osent pas de peur d’être mis à l’index par la confrérie (c’est le syndicat des compagnons). La lutte se prolongea pendant trois mois, et un arrêt du sénéchal, qui repousse presque toutes les prétentions des ouvriers y met fin, du moins pour un temps.