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HISTOIRE SOCIALISTE

si solides des nobles lyonnais, on verra que la noblesse de Provence n’était point liée, comme celle de Lyon, au mouvement économique de la cité.

Ailleurs, le contraste est bien plus marqué encore. Tandis qu’à Bordeaux, par exemple, le Tiers État, avec une précision et un soin admirables, entre dans le détail des questions de tout ordre : commerce, port, douane, navigation, colonies, code commercial, qui peuvent intéresser Bordeaux, la noblesse de Guyenne ne consacre aux intérêts économiques qu’un paragraphe de quelques lignes à peine, tout à fait vague et tout à fait vide. En Bretagne, c’est pire, et le divorce est complet. Le clergé et la noblesse ont refusé de prendre part à l’élection pour les États-Généraux, et ils laissent au Tiers État de Lorient, de Nantes, des autres cités bretonnes le soin de formuler les revendications économiques de la région. S’il y avait eu, comme à Lyon, contact et pénétration de la vieille aristocrate et de la haute bourgeoisie commerciale, cette rupture eut été probablement impossible. Et à Lyon, on dirait que le Tiers État veut s’annexer définitivement et officiellement les activités de la noblesse. Il demande qu’elle puisse commercer sans déroger. Il est infiniment probable qu’elle participait déjà, par des combinaisons variées, à la vie économique de la région. Mais le Tiers État l’invite à une sorte de collaboration publique et déclarée.

Ainsi l’intensité extrême de la vie industrielle et commerciale à Lyon semble créer même entre les ordres antagonistes une solidarité spéciale. Il y a à Lyon une sorte de patriotisme économique, un particularisme vigoureux qui, dans l’enceinte de la cité, rapproche les forces d’ancien régime un peu modernisées et les éléments aristocratiques du nouveau régime bourgeois. De là, dès l’abord, ce vif mouvement de la noblesse qui est comme emportée dans le grand tourbillon des intérêts lyonnais, dans la grande et splendide activité de la haute classe bourgeoise. Mais de là aussi, quand les luttes prolongées et les orages de la Révolution auront menacé la primauté industrielle de Lyon, la possibilité d’une vaste réaction conservatrice, d’une contre-révolution semi-monarchique et semi-bourgeoise qui opposera à la Convention le groupement des plus hautes forces sociales et tout l’orgueil de la cité.

Mais cette même intensité, cette même ardeur de la vie industrielle et marchande qui avait rapproché et presque fondu des éléments de noblesse et des éléments de haute bourgeoisie, dissociait, au contraire, les grands fabricants et les ouvriers. Lyon était, je crois, en 1789, la plus moderne des villes de France, la plus puissamment bourgeoise. Les influences féodales étaient presque nulles : visiblement, c’est sur la production industrielle et marchande seule que reposait toute la cité. Paris n’avait pas ce caractère vigoureux et net. Le voisinage et le séjour fréquent de la cour, la multitude des courtisans ou des clients de la monarchie, la diversité presque infinie des conditions, l’énorme va-et-vient des hommes et des choses, créaient une confusion vaste où la force productrice du Paris bourgeois et ouvrier ne se dégageait pas