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III
HISTOIRE SOCIALISTE

événements. Ce sera même là, si je n’ai pas complètement manqué mon dessein, ce qui ressortira le plus nettement des trois volumes de l’Histoire Socialiste consacrés à la Révolution.

Engels a écrit que la République démocratique avait été en 1793 l’instrument de la dictature du prolétariat. En quel sens et dans quelle mesure cela est-il vrai ? Et comment, dans une Révolution qui était essentiellement bourgeoise par la conception de la propriété, une sorte de dictature prolétarienne a-t-elle pu se former ? Par quelles réactions multiples, innombrables, des phénomènes politiques sur les phénomènes économiques et de ceux-ci sur ceux-là a-t-elle pu se préparer ? Voilà ce que j’ai tenté de noter de jour en jour, comme le physicien note les changements de teinte et de nuance du métal en fusion dont la température s’élève. Et plus j’ai approfondi le mouvement révolutionnaire, plus je me suis convaincu que la démocratie avait, par elle-même, une vertu socialiste, qu’elle favorisait et suscitait la croissance ouvrière.

Marx, dans un article de la Neue Rheinische Zeitung de décembre 1848, a écrit, à propos de la Révolution anglaise de 1648 et de la Révolution française de 1789 : « Dans ces deux révolutions la bourgeoisie fut la classe qui se trouva réellement à la tête du mouvement. Le prolétariat et les diverses fractions qui n’appartenaient pas à la bourgeoisie, ou n’avaient point d’intérêts séparés de ceux de la bourgeoisie, ou ne formaient point des classes ayant un développement autonome. Même là où ces éléments entrent en lutte contre la bourgeoisie, comme par exemple dans les années 1793-1794 en France, ils combattent seulement pour les intérêts de la bourgeoisie, quoique ce ne soit pas à la manière de la bourgeoisie. Tout le terrorisme français ne fut qu’une manière plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l’absolutisme, le féodalisme et l’esprit petit-bourgeois. »

Sans doute, et c’est ce que j’ai indiqué très nettement dans l’introduction générale qui ouvre le présent volume. Mais la manière n’est pas indifférente et, à mesure que le prolétariat intervenait plus activement dans la marche de la révolution bourgeoise, il commençait à prendre conscience de ses intérêts propres : une magnifique agitation pour les salaires accompagnait l’action politique du peuple. Dans la question des subsistances, l’affirmation du droit à la vie prenait un sens tout nouveau et profond, et la Déclaration même des Droits de l’homme se pénétrait peu à peu, sous l’action politique des prolétaires, d’une pensée hardie qui préparait le communisme babouviste. Il est donc impossible de séparer, dans le grand mouvement de la Révolution, l’évolution politique et l’évolution économique.

Le danger des livres, si utiles et si intéressants d’ailleurs, que M. Lichtenberger a consacrés à l’étude des idées sociales de la Révolution, c’est que bien des théories, bien des formules, bien des paroles, isolées des événements politiques complexes qui les suscitent ou les déterminent, perdent leur vrai sens.

Je n’aurai point d’autre part la puérilité et l’injustice de reprocher à M. Aulard le plan général de son livre si substantiel, si sûr et si lumineux : Histoire politique de la Révolution française. C’est le droit de l’historien d’isoler un grand aspect des choses. Mais il faut toujours se rappeler qu’il n’y a là qu’une abstraction. Comment comprendre pleinement, sous la Révolution même, le passage de l’oligarchie bourgeoise à la démocratie si on ne suit pas l’effort social étroitement uni à l’effort politique ?

C’est cette réalité complexe et totale que nous avons tenté de saisir. Mais je dois répondre ici à une sorte de difficulté préalable que M. Aulard nous oppose et qui frapperait toute notre œuvre d’une sorte de discrédit : J’espère, écrit-il dans l’avertissement de son Histoire politique, qu’on aura du moins, quant à la documentation, une sécurité, qui vient de la nature même de mon sujet. Je veux dire qu’on n’aura pas à craindre qu’il m’ait été matériellement impossible, dans le cours d’une vie d’homme, de connaître toutes les sources essentielles. Il n’en est pas de même pour d’autres sujets. L’histoire économique et sociale de la Révolution, par exemple, est dispersée en tant de sources, qu’il est actuellement impossible dans le cours d’une vie d’homme, de les aborder toutes ou même d’en aborder les principales. Celui qui voudrait écrire, à lui seul, toute cette