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HISTOIRE SOCIALISTE

fond, que l’activité économique du pays s’était développée à un degré inconnu jusque-là.

La nation entière tressaillit d’une émotion presque sacrée lorsque Thouret, au nom du Comité de Constitution, termina la lecture de la Constitution par ces belles paroles, acclamées de l’Assemblée : « L’Assemblée nationale constituante remet le dépôt de la Constitution à la fidélité du Corps législatif, du roi et des juges, à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l’affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français. »

La Constituante peut se séparer : la liberté sainte est vraiment au cœur de la nation.

Mais moi, au moment où nous quittons la grande Assemblée, j’éprouve un trouble et presque un remords. Je me demande si j’ai assez marqué la force de pensée qui était en elle, l’action du grand esprit du xviiie siècle. Pour ne point forcer démesurément le cadre du récit, je n’ai pas commencé par exposer l’œuvre de Voltaire, de Montesquieu, de Jean-Jacques, de Diderot, de Buffon ; j’ai analysé surtout les causes économiques trop peu connues de la Révolution, la croissance des intérêts bourgeois. Je n’ai point rappelé avec une ampleur suffisante tout l’immense travail de pensée du xviiie siècle, et ainsi, je n’ai pas donné assez fortement l’impression qu’en tous les révolutionnaires cette pensée était présente et vivante. Pour bien comprendre ces hommes il aurait fallu, avant d’entrer avec eux dans l’orage des événements, vivre longuement avec eux dans la grande paix ardente de l’étude, dans les horizons silencieux et enflammés que leur ouvrait Jean-Jacques, dans les horizons infinis que leur ouvrait Buffon. Presque aucun des grands écrivains, des grands philosophes du siècle n’est mêlé, de sa personne, à la Révolution. Montesquieu, Voltaire, Diderot, Buffon, Rousseau sont morts depuis des années. Condorcet, le correspondant de Voltaire et de Turgot, le vaste et libre esprit, n’a pas encore la haute gloire que lui donneront son Essai sur le progrès, et sa mort. L’abbé Raynal, vieilli, fatigué, est le seul survivant des générations héroïques de la pensée, et morose, troublé par les désordres inévitables qui se mêlent à tout changement, il écrit à la Constituante une lettre de blâme écoutée dans un silence respectueux et irrité.

Mais si les grands penseurs du siècle ont disparu avant l’heure où leur pensée même va déterminer les événements, leur esprit est présent à tous les Constituants. Mirabeau portait dans son puissant cerveau toute l’œuvre du siècle. Robespierre, aux heures de lutte triste et de lassitude, relisait Jean-Jacques pour se réconforter. Barnave, malgré le tourbillon d’intrigue et de vanité où il se laissa emporter presque aussitôt, faisait retour parfois vers ses longues lectures méditatives de la première jeunesse, vers cette allée du jardin paternel où il lisait Werther pendant que le vent d’automne roulait des feuilles flétries.