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HISTOIRE SOCIALISTE

cette croissance était telle que la bourgeoisie était condamnée à entrer en lutte avec les vieux pouvoirs sociaux.

Il m’est impossible, si important que soit cet objet, d’entrer dans le détail du mouvement industriel de la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais ici encore il faut réagir contre un préjugé qui défigure l’histoire. À lire la plupart des écrivains, il semble, qu’avant la Révolution l’industrie était si étroitement ligotée par le régime corporatif, que tout mouvement un peu vif lui était interdit. Or, de même que le commerce de gros était affranchi des entraves corporatives, de même que par des combinaisons multiples et en particulier par les sociétés en commandite et les sociétés par actions le commerce avait desserré ses liens, de même l’industrie avait, avant la Révolution et avant même l’édit de Turgot, brisé ou assoupli en bien des points le régime corporatif. Non seulement il y avait à Paris des quartiers où l’industrie était entièrement libre : non seulement dans toute la France les industriels échappaient faute d’une surveillance suffisante à la rigueur des règlements ; non seulement par exemple, Roland de la Platière constate que les fabricants de bas de Nîmes fabriquaient en grand des produits plus grossiers que les règlements ne le permettaient et se procuraient ainsi, par le bon marché, une clientèle considérable, mais l’administration royale en autorisant la création de grandes manufactures, et en leur assurant, pour une certaine période, un privilège de fabrication, les mettait en dehors de la tutelle corporative et suscitait ainsi l’essor du capitalisme industriel. Je sais bien que les privilèges même, les monopoles de fabrication assurés dans telle ou telle région, à tel ou tel manufacturier étaient une gêne et une atteinte à la liberté du travail, mais il ne faut pas en exagérer les effets pratiques. En fait ces privilèges, ces monopoles étaient circonscrits le plus souvent dans l’espace comme dans la durée. On pourrait prouver par des exemples sans nombre qu’il était très rare que ce privilège durât plus de vingt ans et s’étendit à toute une province. À une distance assez faible, les concurrents pouvaient s’établir, avec une autorisation royale, et en tout cas, l’industrie devenait libre et ouverte à tous au bout d’un temps assez court. Dans ces conditions, les privilèges royaux ne pouvaient mettre obstacle à la multiplication des manufactures et à la croissance de la bourgeoisie industrielle. En fait, il suffit de lire le tableau tracé par Roland de la Platière, dans l’encyclopédie Panckouke de l’activité de quelques grandes industries, il suffit aussi de relever les indications contenues à cet égard dans les Cahiers des États généraux pour constater que la production industrielle était tous les jours plus intense. Il me semble qu’on pourrait très exactement et sans esprit de système, caractériser ainsi l’état de l’industrie française à la veille de la Révolution. Elle était assez développée pour donner à la bourgeoisie une force décisive. Elle n’était encore ni assez puissante, ni assez concentrée pour grouper en quelques foyers un vaste prolétariat aggloméré, et pour lui