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HISTOIRE SOCIALISTE

encore être locataire d’une habitation évaluée sur les mêmes rôles à un revenu égal à la valeur soit de cent cinquante, soit de cent journées de travail, selon la population des villes ; ou, enfin, être métayer ou fermier de biens évalués à un revenu de quatre cents journées de travail ». C’était une restriction considérable du nombre de ceux qui pouvaient être choisis comme électeurs. Les assemblées primaires restaient composées de citoyens ne payant que trois journées de travail, mais elles ne pouvaient choisir les électeurs du second degré que dans une catégorie assez restreinte. L’Assemblée constituante s’éloignait de la démocratie ; elle se rapprochait de la politique des classes moyennes.

Ce système électoral ne pouvait être appliqué aux élections de 1791, pour lesquelles les rôles étaient dressés déjà d’après les premières bases constitutionnelles déterminées en 1789 ; et de fait il ne sera jamais appliqué. Mais il caractérise bien l’état d’esprit « bourgeois » qui se développait de plus en plus dans la Constituante. Barnave fut le théoricien des classes moyennes dans tout ce débat. Son grand discours du 11 août 1791 est vraiment le manifeste de la bourgeoisie censitaire, un premier essai du doctrinarisme à la Guizot. En ces journées de pensée féconde, presque toutes les conceptions qui devaient pendant un siècle soutenir la lutte des partis et des classes se faisaient jour. Aux manifestes démocratiques et républicains de Condorcet et des Cordeliers s’opposait la thèse bourgeoise et doctrinaire de Barnave. Il commence par formuler la théorie que reprendra plus tard Royer-Collard : « Le vote n’est pas un droit ; c’est une fonction. »

« La qualité d’électeur, dit Barnave, n’est qu’une fonction publique à laquelle personne n’a droit et que la société dispense ainsi que le prescrit son intérêt….. La fonction d’électeur (du second degré) n’est pas un droit ; c’est encore une fois pour tous que chacun l’exerce ; c’est pour tous que les citoyens actifs nomment les électeurs ; c’est pour la société entière qu’ils existent ; c’est à la société entière qu’il appartient de déterminer les conditions avec lesquelles on peut être électeur ; et ceux qui méconnaissent profondément la nature du gouvernement représentatif, comme ses avantages, viennent sans cesse nous mettre sous les yeux les gouvernements d’Athènes et de Sparte. Indépendamment de la différence de population, d’étendue, ont-ils donc oublié que la démocratie pure n’exista dans ces petites Républiques, qu’elle n’exista dans Rome, au déclin de sa liberté, que par une institution plus vicieuse que celle qu’on peut reprocher au gouvernement représentatif ? Ont-ils donc oublié que les Lacédomoniens n’avaient le droit de voter dans les assemblées publiques que parce que les Lacédomoniens avaient des ilotes, et que c’est en sacrifiant non pas les droits politiques, mais les droits individuels de la plus grande partie de la population du territoire, que les Lacédémoniens, les Romains eux-mêmes, avaient mis la démocratie pure à la place du gouvernement représentatif, encore inconnu dans cet âge du monde ?