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HISTOIRE SOCIALISTE

A bas le drapeau rouge ! A bas les baïonnettes ! Quelques pierres sont jetées ; au témoignage de Bailly, un coup de pistolet est tiré : la balle effleure le maire et va percer la cuisse d’un dragon. Effrayés ou irrités, les gardes nationaux font feu sans prendre le temps d’adresser au peuple les trois sommations légales.

Bailly assure que, cette première fois, ils tirèrent en l’air et que personne ne fut blessé. Il est étrange que des hommes qui avaient assez de sang-froid pour tirer en l’air n’en aient pas eu assez pour attendre les sommations légales. Le peuple, exaspéré par cette décharge, jette de nouveau des projectiles, et la garde nationale fait feu. Au dire des démocrates, plusieurs centaines d’hommes et de femmes tombèrent dans ce que Marat appela le « gouffre infernal du Champ-de-Mars ». Bailly, dans son rapport du 18 juillet à la Constituante, n’avoue que onze à douze morts et une dizaine de blessés. Il y eut, en tout cas, une large effusion de sang. Ce ne fut point là, à proprement parler, une bataille sociale de la bourgeoisie et des prolétaires, car c’est une fraction de la bourgeoisie qui avait rédigé la pétition, et la question de la propriété n’était point posée. Pourtant il est certain que la bourgeoisie possédante était du côté de l’Assemblée nationale et que le peuple ouvrier était sympathique aux pétitionnaires. Il y a donc bien en cette triste journée un commencement de lutte de classes, quoique du sang bourgeois ait coulé pour la République en même temps que le sang ouvrier.

La stupeur de la France et de Paris fut grande, et grande la douleur. Mais on se trompe si l’on croit qu’il y eut une indignation générale contre la municipalité et contre l’Assemblée. Au contraire, c’est contre les pétitionnaires surtout que se souleva, à ce moment, le sentiment public de la France révolutionnaire. L’autorité morale de l’Assemblée était encore immense, même dans le peuple. La vigueur qu’elle avait montrée dans les jours qui suivirent le départ du roi, le rôle souverain qu’elle avait joué, tout avait ranimé sa popularité. Elle apparaissait comme le pouvoir nécessaire jusqu’au jour où la Nation aurait constitué une autre Assemblée. Et combattre ses décrets, une fois rendus, semblait une grave imprudence. Quelle garantie resterait à la Nation si les révolutionnaires eux-mêmes attaquaient la Constitution ? Ne devaient-ils pas la respecter jusque dans ses fautes pour avoir le droit d’en imposer le respect aux nobles, aux prêtres réfractaires, à la cour, aux émigrés, aux tyrans ? Aussi l’avant-garde courageuse et républicaine formée par les Cordeliers fut-elle désavouée, assez piteusement d’ailleurs, même par les démocrates.

Le 18 juillet, dans la séance de l’Assemblée où Bailly vint en personne raconter le drame de la veille et rejeter toute la responsabilité sur le peuple, pas une voix ne s’éleva pour protester : ni celle de Prieur, ni celle de Pétion, ni celle de Robespierre. Bien mieux, le président Charles de Lameth, au nom même de l’Assemblée, félicita la municipalité et la garde nationale :