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HISTOIRE SOCIALISTE

souverain et des peuples sujets ; ils y verront dès lors de grands moyens pour corrompre ce peuple et un grand intérêt de le séduire. Or, ni cet intérêt ni ces moyens n’existent quand l’égalité est entière non seulement entre les citoyens, mais entre tous les habitants de l’Empire. Que le peuple d’une ville règne sur un grand territoire, que celui d’une province domine par la force sur des provinces voisines, ou qu’enfin des nobles répandus dans un pays y soient les maîtres de ceux qui l’habitent, cet empire d’une multitude sur une autre est la plus odieuse des tyrannies ; cette forme du corps politique est la plus dangereuse pour le peuple qui obéit comme pour le peuple qui commande. Mais est-ce là ce que demandent les vrais amis de la liberté, ceux qui veulent que la raison et le droit soient les seuls maîtres des hommes ? Aux dépens de qui pourrions-nous satisfaire à l’avidité de nos chefs ? Quelles provinces conquises un général français dépouillera-t-il pour acheter nos suffrages ? Un ambitieux nous proposera-t-il, comme aux Athéniens, de lever des tributs sur les alliés pour élever des temples ou donner des fêtes ? Promettre-t-il a nos soldats, comme aux citoyens de Rome, le pillage des Espagnes ou de la Syrie ? Non. sans doute, et c’est parce que nous ne pouvons être un peuple-roi, que nous resterons un peuple libre. »

On ne peut lire ce passage extraordinaire sans une émotion d’enthousiasme et de douleur. Si j’osais emprunter le langage d’un art qui n’était point inventé encore, je dirais que dans les dernières lignes Condorcet nous donne comme une épreuve négative de la monstrueuse tyrannie napoléonienne. Il nous semble voir tout le butin de la Syrie et des Espagnes payant la servitude héroïque des généraux de César. Au fond, bien qu’il n’ait pas pressenti, comme bientôt le pressentira Robespierre, que de la lutte armée de la Révolution contre les rois une dictature militaire sortirait, Condorcet ne se trompait point sur la condition vitale de la liberté républicaine. Elle suppose, de la part de la France, une politique de paix constante et profonde.

Par le plus tragique des contrastes, la grande conception de liberté et de paix de Condorcet s’affirme au moment même où Brissot formule la politique belliqueuse de la Révolution. Comment fut-elle jetée dans la voie d’aventure et de péril qu’ouvrait le parti de Brissot ? La guerre était-elle nécessaire, et pourquoi ? Nous étudierons à fond ce terrible problème quand la Révolution, en avril 1792, jettera ses premiers défis de guerre.

Mais maintenant il nous plaît, en regard de la politique belliqueuse de Brissot, que la force des événements et la faiblesse des hommes imposeront à la Révolution, de dresser le sublime idéal de paix républicaine tracé par Condorcet. Il nous plaît, que dans le premier manifeste grand et noble de l’esprit républicain, dans le premier titre philosophique et politique dont nous puissions nous réclamer, la paix soit liée d’une chaîne d’or à la liberté. C’est bien là notre vrai et noble destin. En un sens idéal, qui ne contrarie pas le déterminisme des faits de l’histoire, la formidable épopée guerrière de Napo-