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HISTOIRE SOCIALISTE

royale ait pu quitter les Tuileries à onze heures du soir sans être aperçue. À la nouvelle de la fuite du roi, l’Assemblée retrouva les grandes inspirations à la fois révolutionnaires et bourgeoises de ses premiers jours. Elle domina son émotion et délibéra avec un calme solennel et presque grandiose. Sa préoccupation était double. D’abord, elle voulait rassurer le pays, prévenir tout abattement des révolutionnaires. La confiance même qu’elle témoigna alors dans la Révolution se communiqua rapidement à la nation tout entière. L’Assemblée manda immédiatement les ministres ; elle décréta que tous les arrêtés qu’elle prendrait en l’absence du roi auraient force de loi, sans qu’il fût besoin de sanction. Elle s’empara ainsi de l’autorité souveraine, et l’on peut dire qu’elle remplit l’intérim de la royauté. En même temps la Constituante s’employa à calmer toute effervescence populaire et à maintenir, dans la crise, la primauté de la bourgeoisie. Pour cela, il fallait d’abord couvrir Lafayette, contre lequel les soupçons les plus violents s’élevaient dans le peuple. Il était accusé d’être le complice de la fuite du roi ou par trahison ou par négligence. Un moment, sa situation fut terrible. De tous les chantiers de Paris, où les ouvriers étaient rassemblés, des cris s’élevaient, écho du formidable article de Marat.

Lafayette discrédité ou supprimé, c’était la bourgeoisie révolutionnaire modérée perdant son chef militaire : c’était la rue d’abord, et bientôt peut-être la puissance, livrée aux prolétaires exaspérés. Barnave, qui fut en cette grande crise le vrai chef de la bourgeoisie, comprit le péril, et dès la séance du 21 juin, se hâta, contre les insinuations de Rewbell, de défendre Lafayette :

« J’arrête l’opinant sur les doutes qu’il a paru vouloir répandre. L’objet qui doit nous occuper dans le moment actuel, c’est de sauver la chose publique, de réunir toutes nos forces et d’attacher la confiance populaire à ceux qui la méritent véritablement. Je demande que l’Assemblée ne laisse pas continuer le discours de l’opinant, et qu’il ne soit pas permis d’élever des doutes injurieux contre des hommes qui n’ont pas cessé de donner des preuves de patriotisme. Il est des circonstances dans lesquelles il est facile de jeter des soupçons sur les sentiments des meilleurs citoyens. (Le calme se rétablit.) Il est des hommes sur lesquels ces circonstances malheureuses pourraient appeler des défiances que je crois profondément, que je jurerais à la face de la nation entière qu’ils n’ont pas méritées… (Applaudissements.) M. de Lafayette mérite toute notre confiance ; il importe à la nation qu’il la conserve, nous devons la lui marquer hautement. (Applaudissements dans les tribunes.) »

Barnave avait été longtemps, il était encore la veille l’adversaire de Lafayette. Aussi son plaidoyer parut-il aussi généreux qu’il était habile, et les défiances du peuple tombèrent presque aussitôt. Dans son Introduction à la Révolution française, c’est-à-dire dans ses Mémoires, Barnave a écrit, en parlant de la crise d’impopularité qu’il traversa avant le 21 juin : « Heureu-