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HISTOIRE SOCIALISTE

cette lutte, devant les effroyables périls qui les menacent de tous côtés, la reine et le roi se prennent à pleurer. En. ce moment, on apporte le Dauphin, soit pour qu’il embrasse son père et sa mère avant de se coucher, soit parce que la reine, en une objurgation suprême veut invoquer le droit de son jeune fils à la couronne, à la royauté entière et superbe, et animer ainsi à la bataille contre la Révolution l’âme flottante et faible du roi.

L’enfant surpris et effrayé de toute cette agitation et de ces larmes jette des cris : le roi, d’un pas pesant que perçoit l’invisible écouteuse, l’emmène pour le consoler et la femme repart, en se disant : Ils n’ont pu cette fois en avoir raison.

Mais l’idée de la fuite organisée la hante, l’idée aussi de la violence méditée contre le roi, et quand, descendue à onze heures, avec la foule des gens de service, par l’escalier même que prendront bientôt le roi et la reine, elle croise dans la nuit obscure et couverte les patrouilles de la garde nationale qui vont et viennent autour des Tuileries et dans les Champs-Élysées, elle s’imagine que ces gardes nationaux sont des complices, qu’ils sont là pour l’enlèvement projeté ; à peine rentrée, elle le conte à son amant, qui va, lui, le raconter à Marat le lendemain.

C’est d’une absolue vraisemblance et l’étrange serait que dans cette longue préparation de fuite, les pauvres gens du peuple qui venaient au château n’eussent saisi aucune indiscrétion ou aucun éclat de voix, aucun sanglot. La force de Marat, sa puissance prophétique, c’était de ne point rejeter ces communications populaires, malgré l’enveloppe de fables qui couvrait souvent la vérité. Mais ce qu’il y a de particulièrement curieux, c’est qu’il est possible, par les billets de Fersen, de comprendre ce qui le 28 mai 1791 a passionné la famille royale et exalté la conversation jusqu’aux larmes. Le 26 mai, le comte de Fersen écrit au marquis de Bouillé : « Le roi approuve la route, et elle sera fixée, telle que vous l’avez envoyée ; on s’occupe des gardes du corps. Je vous envoie, par la diligence de demain ou mardi, dans du taffetas blanc et à l’adresse de M. de Contades un million en assignats ; nous en avons quatre, dont un hors du royaume. Le roi veut partir dans les huit premiers jours de juin, car, à cette époque il doit recevoir deux millions de la liste civile » et le 29 mai 1791, c’est-à-dire le lendemain de la soirée où l’écouteuse du peuple avait entendu un orage de querelles et de pleurs, Fersen écrit à Bouillé : « Le départ est fixé au 12 du mois prochain. Tout était prêt, et on serait parti le 6 ou le 7, mais on ne doit recevoir les deux millions que le 7 ou le 8 et il y a d’ailleurs auprès du Dauphin une femme de chambre très démocrate, qui ne quitte que le 11. On prendra la dernière route indiquée. Je n’accompagnerai pas le roi, il n’a pas voulu ».

A ce changement de date, l’inquiétude et l’agitation de Louis XVI durent être très grandes. Quoi ! il suffit du retard d’un jour dans le paiement de la liste civile, il suffit même d’une femme de chambre aux intentions suspectes