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HISTOIRE SOCIALISTE

« La reine fait un dernier effort qui devient infructueux, elle lui amène le dauphin ; l’enfant voyant son père en pleurs, croit que les scélérats qui l’entourent veulent lui faire du mal, il se met à crier. Les cris de l’enfant écartent quelques moments la foule criminelle. Le roi en profite pour se renfermer avec son fils dans son cabinet. La partie était rompue.

« Mottié envoya un aide de camp porter l’ordre aux conjurés sous les armes aux Champs-Élysées de se retirer par petits pelotons comme ils étaient venus, jusqu’à nouvel ordre : et il passa le reste de la nuit avec la reine et les principaux conspirateurs à déplorer ce funeste contre-temps, la faiblesse du monarque et à forger de nouveaux complots. Signé : « Un patriote qui s’est fait aristocrate pour sauver le peuple. »

Évidemment dans ce récit bizarre il y a une part de roman absurde : la complicité de La Fayette avec Marie-Antoinette, le rassemblement nocturne de la garde nationale pour favoriser l’enlèvement du roi, la tentative de la reine d’enivrer Louis XVI pour l’emballer sur Bruxelles, ce sont là des inventions enfantines et presque délirantes. Et pourtant, je suis convaincu qu’il y a dans ce récit un fond de vérité.

De très nombreuses personnes entraient au château des Tuileries : des fournisseurs, des marchandes de modes, des lingères, des blanchisseuses. Il en est qui y revenaient souvent : et une invincible curiosité les possédait de savoir ce que faisait, ce que disait la famille royale. Si le roi et la reine ne se surveillaient pas, si, dans le feu de l’émotion et de la dispute, ils se laissaient aller à parler haut, des propos pouvaient être entendus : et les imaginations excitées, avec quelques fragments, reconstituaient toute une scène. « Le patriote qui s’est fait aristocrate pour sauver le peuple » était ou un de ces fournisseurs du château, ou l’ami, l’amant d’une des femmes qui y fréquentaient ; et il transmettait à Marat ces échos de la vie royale que l’oreille du peuple percevait à travers les murs. Nous-mêmes, d’après toute cette lettre, nous pouvons très bien démêler ce qui s’est passé le samedi soir 28 mai, dans l’intimité de l’appartement du roi.

C’est toujours le départ projeté qui fait le fond des conversations. Le roi est repris d’hésitation : il se demande s’il ne va pas en cette aventure jouer sa couronne et la vie des siens. Sans renoncer à son projet, il exprime ses craintes, essaie de se rassurer en obligeant la reine à répéter ses affirmations confiantes. Celle-ci, de nouveau, l’adjure de ne pas faiblir ; puis, lassée de cet effort toujours renouvelé pour affermir une volonté incertaine elle dit avec quelque impatience : c’est l’heure de souper maintenant ; — et pour la femme, blanchisseuse ou lingère, qui écoute d’un peu loin, attardée dans une dépendance de l’appartement ou dans un couloir obscur, et attendant la sortie de onze heures, ce simple propos devient une manœuvre. La reine n’a pu convaincre le roi : elle va le faire boire.

Après le dîner, la conversation reprend et s’anime ; et dans l’émotion de