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HISTOIRE SOCIALISTE

C’était presque faire l’économie d’une Révolution nouvelle. Il fallait à la bourgeoisie révolutionnaire un point d’appui : comme il lui était plus commode de le trouver dans le pouvoir royal, connu, circonscrit, subordonné et stable, qu’en cette immense force mouvante et nouvelle du peuple inquiet et illimité ! Ainsi songeait la Constituante et Duport ne craignait pas de dire à la tribune de l’Assemblée : « La Révolution est faite ». Oui, elle était faite, et les principes essentiels d’un ordre nouveau étaient en effet réalisés, si le pouvoir royal acceptait de bonne foi l’œuvre accomplie : la Révolution se serait développée ensuite sous l’influence des intérêts variés, des forces diverses qu’elle portait en elle : tantôt dans le sens de l’oligarchie bourgeoise, tantôt dans le sens de la démocratie, jusqu’au jour où la croissance économique et politique de la classe ouvrière romprait l’équilibre et susciterait des formes nouvelles de la propriété, de la société et du droit. Ah ! que le roi accepte donc ! Qu’il soit constitutionnel sincèrement ! Voilà le vœu passionné de la Constituante et de toute la bourgeoisie. Peut-être la Constituante, quand elle décida, à la demande de Robespierre, de déclarer ses membres non rééligibles à la prochaine législature et de disparaître toute entière, céda-t-elle un peu au désir de donner au Roi lui-même un exemple de désintéressement.

Nous avons touché à tout, semblaient dire les députés au Roi, à tout et à votre pouvoir même : mais ce n’est pas dans une pensée égoïste : nous nous en allons, nous laissons à d’autres le soin de maintenir notre œuvre. Vous, vous demeurez, avec des pouvoirs d’autant plus grands que vous aurez confiance en la Révolution et en vous-mêmes. Cessez donc de vous replier sur vous-même, soyez le roi d’un ordre nouveau. Sans doute aussi, une lassitude si bien exprimée par Robespierre : « Nous sommes des athlètes victorieux mais fatigués », et le pressentiment triste de nouveaux labeurs et de nouveaux périls aidèrent-ils la Constituante à prendre cette décision extraordinaire. Enfin, la droite et l’extrême-gauche n’étaient point fâchées, dans des sentiments et des intérêts tout opposés, d’éliminer le personnel révolutionnaire connu et de donner ainsi l’essor à des chances nouvelles. Mais il y avait aussi ce besoin d’apaisement, de détente, que j’ai dit tout à l’heure, et Cazalès emporté un peu malgré lui par la grandeur de l’œuvre révolutionnaire, traduisit ce sentiment avec éloquence aux applaudissements de l’Assemblée.

Celle-ci avait soulevé des haines, froissé des amours-propres, inquiété ou blessé bien des intérêts particuliers contraires à la notion qu’elle s’était faite de l’intérêt général ; qui sait si, en s’effaçant, elle n’emporterait pas toutes ces haines et n’en délivrerait pas la Révolution elle-même ? Dans ce sacrifice de l’ouvrier puissant, lassé et poudreux, qui se retire pour ne pas laisser l’empreinte de ses mains et, pour ainsi dire la poussière même de son travail sur son œuvre, il y a une réelle grandeur ; que cet esprit