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HISTOIRE SOCIALISTE

dix heures. Dans le Carrousel un homme lisait à la lueur d’un flambeau, un papier rempli d’horreurs contre le Roi, où il exhortait le peuple à forcer le château, à jeter tout par les fenêtres, et surtout à ne pas manquer l’occasion qu’ils avaient manquée à Versailles, le 6 octobre. »

Étrange journée qui n’eut aucun effet immédiat sur la marche des événements, mais qui révèle la prodigieuse complexité du sentiment populaire ! Il n’y avait pas dans cette foule immense un seul républicain. Ceux même qui injuriaient brutalement le Roi, le traitant d’aristocrate, d’incapable et de gros cochon, parlaient de le remplacer, non par la République, mais par le duc d’Orléans. En fait, l’immense majorité de ceux qui étaient là voulaient avant tout garder le Roi, mais le séparer de la contre-Révolution. Dans ce soulèvement, le peuple et la bourgeoisie se rencontrent. Les gardes nationaux, citoyens actifs et bourgeois, sont les premiers qui empêchent le départ du Roi ; dès que la Révolution est menacée, les défiances entre le peuple et les bourgeois s’effacent ; tous sont d’accord pour la défendre.

Comme il eût été facile encore à Louis XVI de garder le pouvoir et même de conquérir une autorité immense ! Qu’il soit avec la Révolution, et le cœur du peuple est avec lui. On croit avoir besoin de lui, et s’il dispensait la nation de choisir entre la Révolution et la royauté, Louis XVI exciterait une reconnaissance incroyable. La bourgeoisie redoutait tout à la fois les représailles réactionnaires et les commotions populaires. Jamais Roi n’eut tâche plus facile : apaiser, en l’acceptant, la Révolution. Dès le lendemain du 18 avril, Lafayette, outré de n’avoir pas été obéi par les gardes nationaux, donne sa démission. Il y eut dans presque toute la bourgeoisie parisienne une stupeur immense. Elle multiplia les pétitions, les protestations d’obéissance aveugle pour le retenir, et il resta. Oui, si le Roi avait été loyal, il aurait eu une force légale presque sans précédent. Mais il redouble de ruse. On a noté le mot échappé à la Reine : Vous avouerez maintenant que nous ne sommes pas libres. Dans ces grandes, émotions révolutionnaires qui mêlaient peuple et bourgeoisie, le Roi et la Reine ne voyaient pas un avertissement, mais un prétexte à discréditer la Constitution.

C’était comme un cas de nullité qu’ils invoquaient d’avance contre toutes les sanctions données par le Roi. Mais ce propos imprudent pouvait éveiller les défiances. Il ne fallait pas surtout que la nation et l’Assemblée puissent croire que le Roi, aigri par la journée du 18 avril, songeait à en tirer argument pour désavouer après coup la Constitution, ou pour justifier son départ. Car une surveillance plus active aurait peut-être empêché la fuite. Louis XVI crut bon de se rendre à l’Assemblée pour mentir de nouveau.

« Messieurs, dit-il, je viens au milieu de vous avec la confiance que je vous ai toujours témoignée. Vous êtes instruits de la résistance qu’on a apportée hier à mon départ pour Saint-Cloud, je n’ai pas voulu qu’on la fit cesser par la force, parce que j’ai craint de provoquer des actes de rigueur