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HISTOIRE SOCIALISTE

pour leur dire de le laisser rester, qu’il était du service du Roi ; ils lui dirent qu’ils n’avaient pas d’ordre à recevoir d’elle, qu’ils n’en recevraient que de leurs officiers.

« D’autres disaient : voilà une plaisante bougresse pour donner des ordres. Ils insultèrent de propos les gardes suisses qui étaient rangés en haie vis-à-vis, ils insultèrent les ecclésiastiques qui étaient aux fenêtres du château, et il y en eut qui couchèrent en joue le cardinal Montmorency, grand aumônier. M. de Lafayette envoya consulter le département et le pria de publier la loi martiale, il ne fit pas de réponse. Il demanda au Roi s’il voulait qu’on employât la force pour le faire passer et faire respecter la loi. Les soldats lui répondirent qu’il n’avait aucune force pour cela, ils avaient tous ôté leurs baïonnettes, en disant qu’ils ne s’en serviraient pas contre de braves citoyens. Le Roi refusa d’employer la force et dit : « Je ne veux pas qu’on verse du sang pour moi ; quand je serai parti, vous serez les maîtres d’employer tous les moyens que vous voudrez, pour faire respecter la loi. »

« Dans la place du Carrousel, le postillon de la voiture du Roi, qui n’avait pu entrer, fut menacé d’être massacré, s’il faisait le moindre mouvement. Le piqueur manqua d’être pendu : des grenadiers qui étaient près de la voiture pleuraient à chaudes larmes ; il y en eut plusieurs qui s’avancèrent et dirent au Roi : Sire, vous êtes aimé, vous êtes adoré de votre peuple, mais ne partez pas ; votre vie serait en danger, on vous conseille mal, on vous égare, on veut que vous éloigniez les prêtres, on craint de vous perdre. Le Roi leur imposa silence et leur dit que c’étaient eux qui étaient égarés et qu’on ne devait pas douter de ses intentions et de son amour pour son peuple. »

« Enfin, après deux heures et un quart d’attente, et d’efforts inutiles de M. de Lafayette, le roi fit retourner la voiture. En descendant, les soldats se pressèrent en foule autour, il y en eut qui dirent : Oui, nous vous défendrons. La Reine leur répondit, en les regardant fièrement : Oui, nous y comptons, mais vous avouerez à présent que nous ne sommes pas libres. Comme ils serraient beaucoup et entraient en foule dans le vestibule, la Reine prit le Dauphin dans ses bras, madame Élisabeth se chargea de Madame et elles les emmenèrent le plus vite qu’elles purent. Le Roi alors ralentit sa marche et lorsqu’elles furent entrées dans l’appartement de la Reine, le Roi se retourna et dit d’une voix ferme : « Halte-là, grenadiers ! » Tous s’arrêtèrent comme si on leur avait coupé les jambes.

« Il n’y avait dans la cour des Princes que des gardes nationales, le peuple était dans le Carrousel et les portes étaient fermées. On ne dit rien contre la Reine, mais des horreurs contre le Roi. Ils parurent tous deux avec beaucoup de fermeté et de sang-froid et eurent un maintien parfait. Tout fut tranquille dans le château. À huit heures le Roi fut averti que la garde avait décidé d’entrer la nuit dans toutes les chambres, même celle du Roi, sous prétexte de visiter s’il n’y avait pas de prêtres. Cette résolution changea à