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HISTOIRE SOCIALISTE


« Nous sommes, cher ami du peuple, en attendant votre réponse, vos fidèles amis les garçons cordonniers, assemblés rue Beaurepaire. Signé : « Millau au nom de ses confrères ».

Ainsi, même parmi les lecteurs et amis de Marat, le « torrent » d’admiration pour Mirabeau emportait tout. Mais ce n’est pas seulement la perte d’une grande force révolutionnaire que la nation déplorait. La plupart des hommes de la Révolution cherchaient anxieusement à cette date le moyen de la concilier avec la monarchie, et il leur paraissait que Mirabeau, par l’ampleur et la souplesse de son génie, par le sens monarchique et conservateur qui s’alliait en lui au sens révolutionnaire, saurait réaliser cette conciliation nécessaire. Ils sentaient en lui une puissance mystérieuse et qui n’avait pas dit son dernier mot. L’audace et l’imprévu de ses démarches politiques, la complexité de sa pensée, la soudaineté et si je puis dire, l’étendue de ses coups de foudre qui menaçaient tantôt la conspiration d’ancien régime, tantôt le désordre du mouvement populaire, même les bruits étranges qui couraient sur ses relations avec la cour, si souvent accablée par lui, tout persuadait aux esprits inquiets qu’il portait en lui un secret puissant, et qu’il saurait, en un creuset inconnu, fondre des éléments contradictoires.

Cette sorte d’espérance vague et de pressentiment inquiet hante encore aujourd’hui beaucoup d’historiens. Les uns, conservateurs libéraux comme M. Dareste, se demandent si Mirabeau aurait « sauvé la France », c’est-à-dire s’il aurait su trouver et réaliser l’équilibre de l’ordre monarchique et de la liberté révolutionnaire. D’autres, révolutionnaires bourgeois, intrigants et hardis, comme M. Thiers, se demandent avec éloquence si Mirabeau aurait pu arrêter le cours de la Révolution, sur les pentes de la démocratie et de la République. « Aurait-il pu, s’écrie M. Thiers, dire aux agitateurs qui voulaient à leur tour l’éclat et le pouvoir : Restez dans vos faubourgs obscurs ? »

Ce que j’ai cité du comte de Fersen me permet de répondre avec certitude : Non, à cette date, en avril 1791, Mirabeau ne pouvait plus rien. Il n’aurait pu fixer la Révolution dans la monarchie constitutionnelle et accorder la liberté avec la puissance du pouvoir exécutif royal que si le Roi avait accepté honnêtement la Révolution, s’il avait accepté vraiment les conseils de Mirabeau. Or il est démontré qu’en avril 1791, à l’heure où Mirabeau expirait, le Roi avait décidément adopté un plan de lutte à outrance contre la Révolution, avec le concours de l’étranger. Non seulement le Roi ne l’avait pas écouté, mais il l’avait méprisé et trompé, il ne l’avait pas mis dans la confidence de son projet de fuite. Il n’avait vu en lui qu’un instrument dégradé qu’on paye pour une besogne subalterne et provisoires qu’on rejette ensuite avec dédain. Chose plus terrible encore pour le grand tribun égaré qui, exclu du ministère, rejeté des voies éclatantes du pouvoir, s’était enfoncé dans la politique occulte ! C’est un conseil de Mirabeau que le Roi paraissait suivre, mais en le dénaturant, en le travestissant jusqu’à la trahison. Fuir de Paris et appeler à la nation,