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HISTOIRE SOCIALISTE

l’ai dit, la date du 2 avril. Le 2 avril, c’est le jour où meurt Mirabeau. Mais il est très clair que la mort du grand tribun n’est pour rien dans la décision du roi, communiquée au roi de Suède par la lettre du 1er avril. M. Thiers a écrit que la mort de Mirabeau en enlevant au roi le seul révolutionnaire sur lequel il pût s’appuyer, le détermina à partir et à engager ouvertement la lutte. Comme on l’a vu, c’est absolument inexact et le parti du roi était pris irrévocablement quand Mirabeau mourut.

Tragique rencontre ! Au moment même où Mirabeau succombait, épuisé par tous les excès et toutes les agitations de sa vie, la royauté renonçait décidément à cet accord avec la Révolution où Mirabeau voyait le salut de la Révolution et de la monarchie elle-même !

Il mourait donc tout entier, ne laissant pas une pensée qui lui survécût. Sa mort causa une émotion immense dans tout le pays. C’était une grande et ardente lumière qui s’éteignait soudain. Il semblait que dans tous les orages révolutionnaires sa parole avait été l’éclair et la foudre, et on se demanda avec une sorte de stupeur si la Révolution n’avait point perdu, en le perdant, sa force électrique. Il y avait en cet homme un mélange si extraordinaire de pensée et de passion que l’esprit humain paraissait en lui comme une force de la nature. Le peuple et la bourgeoisie révolutionnaire se rappelèrent soudain ses luttes véhémentes contre le despotisme paternel et l’arbitraire d’ancien régime, sa magnifique campagne contre les nobles qui retentit en éclats tumultueux sous le ciel enflammé de Provence, son audacieuse et habile tactique de sagesse et de menace aux premiers jours des États Généraux, son apostrophe à de Brezé et ses appels au calme.

Ils se rappelèrent que, dans tous les actes décisifs de la Révolution, quand il avait fallu saisir les biens d’Église et les mettre à la disposition de la nation, puis, quand il avait fallu créer les assignats, c’est lui qui avait dissipé les obscurités, fixé les incertitudes, donné aux intelligences, en les éclairant, l’impétuosité même de l’instinct.

Et c’est par lui encore que sur les vaisseaux commandés par tant d’officiers nobles et contre-révolutionnaires flottait, au haut des mâts, le drapeau tricolore, le drapeau de la Révolution, illuminant au loin de son triple rayon l’étendue inquiète des mers. Qui donc allait le remplacer ? Et le peuple révolutionnaire pleurait comme si on lui eût arraché un peu de la Révolution elle-même.

Dans l’émotion, dans l’angoisse de cette disparition presque subite, tous ou presque tous oubliaient les bruits de corruption et de trahison qui couraient pourtant depuis des mois. Quand il avait soutenu le droit du roi dans la question de la paix et de la guerre, ce n’étaient pas seulement des pamphlets anonymes, c’était le grave journal de Loustalot qui avait enregistré ces soupçons de vénalité.

Mirabeau avait réussi à cacher ses relations avec la Cour ; il avait pu aller