Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/677

Cette page a été validée par deux contributeurs.
667
HISTOIRE SOCIALISTE

laisser guider, est presque toujours plus nuisible qu’utile ; je les trouve imprudents et irrespectueux d’être chez le roi en frac, et avec des pistolets ; l’arme d’un gentilhomme est son épée, et il n’a pas besoin d’en porter d’autres. Mais ces torts, qui ne sont ceux que d’un zèle peu réfléchi, ne sauraient excuser ceux de M. de Lafayette, ni le surcroît d’infamie et de trahison dont il est couvert. »

Cette lettre est évidemment le reflet des conversations mystérieuses qui se prolongeaient entre le Roi, la Reine et le comte de Fersen. C’est l’exposé le plus complet et le plus décisif de la pensée et de la politique royales en janvier et mars 1791. C’est aussi l’acte d’accusation le plus formidable contre la monarchie. Cette monarchie nationale n’a plus aucune racine en France : elle attend sa force, toute sa force, son salut, tout son salut, de l’étranger. Le Roi et la Reine se méfient également de tous les partis, y compris le leur. Ils ont de la haine pour cette noblesse égoïste et étourdie qui, en refusant le sacrifice d’une partie de ses privilèges pécuniaires quand furent convoqués les notables, a acculé le roi à la convocation des États-Généraux, et ouvert ainsi, selon le mot de Fersen, la Révolution.

Ils ne lui pardonnent pas non plus les calomnies et les accusations qu’elle a colportées contre la Reine, au risque de révolutionner l’opinion. Les partis révolutionnaires, même les plus modérés, les plus sagement constitutionnels, ne leur inspirent aucune confiance : ils en détestent les principes, ils en méprisent les hommes, et ils ne se servent du grand Mirabeau lui-même que comme d’un instrument provisoire, pour amortir un peu le choc des passions et donner à la royauté le temps d’aviser.

Pas plus qu’ils ne peuvent s’appuyer sur les partis organisés, ils n’ont confiance en la France elle-même. Ils se rendent bien compte qu’elle n’est pas dans l’ensemble désenchantée de la Révolution : et ceux mêmes qui se plaignent d’elle n’ont ni assez de ressort, ni assez de foi dans leur propre cause pour se soulever spontanément. Il faudra que le Roi leur donne de haut le signal du mouvement.

Il faudra que l’étranger intervienne : et Fersen, écho du Roi et de la Reine, écrit au roi de Suède cette phrase terrible, qui est pour nous la disqualification définitive de la monarchie : « Jamais le Roi ne sera roi par les Français, et sans des secours étrangers. » Bien mieux, ces secours étrangers, le Roi les invoque, non seulement pour dompter et châtier ses ennemis, mais pour en imposer même à ceux de son parti dont il n’obtiendrait ni une obéissance suffisante, ni la docilité aux mesures nécessaires de réorganisation. Ainsi isolée de toute force française, la monarchie ne semble plus avoir que deux idées : imaginer des moyens de vengeance contre ses ennemis du dedans ; imaginer des moyens pour appeler le plus tôt possible les amis du dehors.

Contre Lafayette qui se compromet pourtant dès cette époque à contenir les mouvements violents du peuple, le Roi, la Reine, toute la cour ont une