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HISTOIRE SOCIALISTE

conduite sage, mesurée et discrète, m’a-t-elle valu l’approbation et l’estime de quelques-uns et quelques succès.

« Je suis attaché au Roi et à la Reine, et je le suis par la manière pleine de bonté dont ils m’ont toujours traité, lorsqu’ils le pouvaient, et je serais vil et ingrat si je les abandonnais quand ils ne peuvent plus rien faire pour moi, et que j’ai l’espoir de pouvoir leur être utile. A toutes les bontés dont ils m’ont toujours comblé, ils viennent d’ajouter encore une distinction flatteuse : celle de la confiance ; elle l’est d’autant plus qu’elle est extrêmement bornée et concentrée entre trois ou quatre personnes, dont je suis le plus jeune. (Les autres étaient le baron de Breteuil, le marquis de Bouillé et le comte de Mercy.) Si nous pouvons les servir, quel plaisir n’aurai-je pas à m’acquitter envers eux d’une partie des obligations que je leur ai ; quelle douce jouissance pour mon cœur d’avoir pu contribuer à leur bonheur. Le vôtre le sent, mon cher père, et ne peut que m’approuver. Cette conduite est la seule qui soit digne de votre fils, et, quoi qu’il puisse vous en coûter, vous seriez le premier à me l’ordonner si j’étais capable d’en avoir une autre. Dans le courant de cet été, tous ces événements doivent se développer et se décider ; s’ils étaient malheureux et que tout espoir fut perdu, rien ne m’empêcherait de vous aller voir. »

Il est clair, par le ton de cette lettre, que le comte de Fersen est dès ce moment associé à une entreprise hardie et dangereuse. Le projet de fuite, en effet, était dès lors sérieusement étudié. M. de Fersen écrit à son ami et confident le baron de Taube, ministre du roi de Suède, le 7 février 1791 :

« Le roi de France a été très sensible à la réponse du Roi (de Suède). Si le roi de France sortait de Paris, ce qui arrivera probablement, et que je puisse sortir aussi, le Roi veut-il que je me rende alors près du roi de France et que je fasse usage de mes lettres de créance ou que je reste avec mon régiment ? Mais il pourrait arriver alors que je ne fusse pas à portée convenable s’il y avait quelque chose à traiter. »

Pourtant, à cette date encore, le départ du Roi n’était que probable. Vaguement encore, quoique de moins en moins, le Roi comptait sur la décomposition spontanée de la France, sur la prétendue désaffection du pays envers la Révolution. Surtout, il comprenait qu’il ne lui servirait à rien de fuir de Paris s’il ne trouvait en province une forte armée. Mais cette armée, le Roi n’espérait point que la France suffit à la former, et par une contradiction saisissante, au moment même où la monarchie s’apprêtait à prendre les armes contre la Révolution sous prétexte de répondre au sentiment vrai de la France, elle devait s’avouer à elle-même qu’elle tirerait surtout ses soldats du dehors.

Or les dispositions des souverains étrangers absorbés par d’autres soucis et voyant sans trop de déplaisir ce qu’ils appelaient l’anéantissement politique de la France, étaient incertaines. Le Roi n’était pas encore assuré en