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HISTOIRE SOCIALISTE

pour maintenir de bas salaires. Il l’accuse de disperser des citoyens qui se rassemblent pour défendre la liberté publique. Lui-même, comme à plaisir, méconnaît et efface le caractère social de la loi, et là où Marx dénonce un coup d’État bourgeois, Marat ne voit qu’une manœuvre de la Contre-Révolution. Il ne suppose pas une minute que les ouvriers pourraient dans les réunions s’occuper de leurs intérêts de classe : mais c’est, selon lui, parce qu’ils s’y occuperaient en commun de la chose publique que l’Assemblée les prohibe.

En un mot, ce ne sont pas des réunions prolétariennes dirigées contre le capital, ce sont des clubs populaires, des rassemblements civiques dirigés contre les intrigues réactionnaires, que la Constituante, selon lui, a voulu abolir.

Ce qu’il y a de piquant, c’est que les premiers historiens de la bourgeoisie semblent avoir ignoré complètement la fameuse loi Chapelier. M. Thiers, dans son histoire de la Révolution Française, ne la mentionne même pas. Bien mieux, dans le quatrième volume (page 324), il écrit ces lignes surprenantes, à propos de la détresse croissante qu’infligeait au peuple la dépréciation des assignats : « Le peuple ouvrier, toujours obligé d’offrir ses services, de les donner à qui veut les accepter, ne sachant pas se concerter pour faire augmenter les salaires du double, du triple, à mesure que les assignats diminuaient dans la même proportion, ne recevait qu’une partie de ce qui lui était nécessaire pour obtenir en échange les objets de ses besoins. » Ne sachant pas se concerter : l’ironie serait vraiment trop grossière si M. Thiers avait su qu’il existait une loi de la Constituante interdisant précisément ce concert.

Il l’ignorait évidemment : et quand je vois que M. Thiers qui a recueilli tant de confidences des survivants de la Révolution ignore la loi Chapelier, quand je vois que Marat ne lui attribue aucune portée économique, aucun sens social, je me demande si la bourgeoisie révolutionnaire avait prévu tout l’usage que pourrait faire de cette loi le capital. Chose plus curieuse encore ! Louis Blanc ignore complètement l’existence de la loi Chapelier.

Pourtant, l’Assemblée Constituante avait été saisie directement du conflit entre les maîtres charpentiers et leurs ouvriers : elle ne pouvait donc ignorer que c’était à des difficultés d’ordre économique et social que parait directement la loi Chapelier.

Du reste Chapelier lui-même l’avait avertie expressément dans son bref discours, qu’il s’agissait de briser une organisation générale du travail, une coalition des salariés.

« Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi entre elles des correspondances — cette correspondance est prouvée par une lettre reçue par la municipalité d’Orléans et dont cette municipalité a envoyé une copie certifiée véritable — le but de ces assemblées,