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HISTOIRE SOCIALISTE

tence d’une propriété même minime. Il n’y avait donc aucune raison pour ne pas admettre au vote les sans propriété. L’Assemblée ne vota pas la proposition du Comité. Mais ces projets indiquent le vacillement des esprits.

De plus, l’Assemblée, en laissant aux municipalités, sous le contrôle des districts, le soin de fixer le taux des trois journées de travail, ouvrait la porte aux influences populaires. Il suffisait aux municipalités de fixer le taux de la journée de travail très bas pour admettre au scrutin presque tous les citoyens à la seule exception de ceux qui ne vivaient que d’assistance. Or, beaucoup de municipalités sur lesquelles le peuple exerçait de l’action, fixèrent en effet le taux si bas que la distinction des citoyens actifs, et des citoyens passifs, disparaissait en réalité.

L’Assemblée résista et elle décréta que le taux ne pourrait être fixé au-dessous de dix sols par jour sans une décision spéciale de l’Assemblée. Mais on sent que la loi du cens est comme un mur qui se dégrade. À vrai dire, en appelant au vote, d’emblée, quatre millions de citoyens, l’Assemblée s’était condamnée à aller jusqu’au suffrage universel ; la différence sociale entre un grand nombre de citoyens actifs, et les citoyens passifs étant trop faible pour qu’une différence de droit politique pût se maintenir. La Constituante tentera en vain de réagir, il ne s’écoulera pas un an après sa disparition sans que le suffrage universel soit proclamé. Il sortira tout armé, si je puis dire, de la journée révolutionnaire du 10 août, mais il était préparé, dans le courant même de l’année 1791, par les efforts répétés de Robespierre, et par le sourd travail des municipalités populaires minant peu à peu la loi d’oligarchie. Ainsi, une secousse des événements fait surgir soudain les grandes réformes, qu’une lente élaboration et une poussée secrète avaient amenées déjà presque à fleur de terre.

La suppression complète des octrois, votée en février 1791, donna au peuple des grandes villes et notamment au peuple de Paris qui avait tenté plus d’une fois de brûler les barrières, une vive joie. C’était une opération hardie. La Constituante abandonnait une recette annuelle de cent soixante-dix millions d’impôts sur le sel, les boissons, le tabac, les octrois, et pourtant, sans la guerre, la Révolution aurait certainement assuré son budget avec les quatre contributions directes établies par elle. Au déficit créé par la prolongation de la crise révolutionnaire et par la crise nationale, les assignats pourvoiront : mais dès lors, à travers bien des résistances et malgré bien des retards, le système fiscal de la Constitution, fondé tout entier sur l’impôt direct, commence à fonctionner. C’est le 1er mai que le décret abolissant les octrois, entre en application. Il y eut comme une grande et plantureuse fête populaire ; un coup de canon tiré à minuit apprit à Paris que désormais les entrées étaient libres : les convois de vivres, de vin, attendaient aux barrières, ils les franchirent au milieu des acclamations, et la foule improvisa, avec les tonneaux de vin et les quartiers de bœuf achetés à bon compte, de larges repas d’abon-