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HISTOIRE SOCIALISTE

du reste, sur le sujet ; mais les animosités nationales ne prévalurent pas contre les habitudes économiques, et c’est avec l’Angleterre que les États-Unis émancipés entretinrent le commerce le plus étendu.

Avec nos seules colonies d’Amérique les échanges se sont élevés en 1789, à 296 millions. La métropole a exporté aux îles 78 millions de farine, viandes salées, vins et étoffes. Et les colonies ont importé en France 218 millions de sucre, café, cacao, bois des îles, indigo, cotons et cuirs. Mais, selon le relevé fait par M. Léon Deschamps, d’après Goulard, la France, sur ces 218 millions de denrées, n’en a consommé que 71 millions. Le reste a été exporté, après avoir été apprêté ; et ainsi les colonies alimentaient largement l’industrie de la France et son commerce international.

C’est en France qu’étaient raffinés les sucres, dans les raffineries d’Orléans, de Dieppe, de Bordeaux, de Bercy-Paris, de Nantes et de Marseille. Les cotons de Cayenne, de Saint-Domingue et des autres Antilles étaient utilisés avec ceux de l’Inde et du Levant, par les filatures de toile, de coton et de bonneteries qui s’étaient multipliées surtout en Normandie, et les cuirs ouvrés en France venaient pour une large part de Saint-Domingue. On entrevoit les intérêts extrêmement puissants et complexes que créait ce vaste mouvement d’affaires.

C’étaient des familles françaises qui possédaient aux colonies les domaines et les usines. Rien qu’à Saint-Domingue, où 27.000 blancs commandaient à 405.000 esclaves, il y avait 792 sucreries, 705 cotonneries, 2.810 caféteries, 3.097 indigoteries. Et très souvent, comme nous l’apprennent Malouet qui avait administré la Guyane, et le marquis de Bouillé qui pendant la guerre de l’indépendance américaine avait commandé la division navale des Antilles, les planteurs, les petits manufacturiers et usiniers, n’avaient pu s’établir qu’au moyen d’avances fournies par de riches capitalistes : ceux-là étaient en réalité les propriétaires des colonies, et il s’était constitué rapidement au cours du xviiie siècle, une puissante aristocratie capitaliste coloniale. Dès les premiers jours de la Révolution, dès le 20 août 1789, ces capitalistes coloniaux fondent pour la défense de leurs intérêts, « la société correspondante des colons français » et cette société qui se réunit à l’hôtel Massiac place de la Victoire, compte d’emblée 435 membres. Par les Lameth, qui possédaient de vastes domaines à Saint-Domingue et par leur ami Barnave, elle exerça une grande influence sur la Constituante elle-même.

Tout ce vaste système colonial reposait sur l’esclavage et sur la traite des nègres. Dans la seule année 1788, 29.506 nègres ont été expédiés des côtes d’Afrique à destination de Saint-Domingue ; on les troquait contre des denrées diverses provenant de France, et ce triste négoce contribuait, il faut bien le dire, à l’essor de la bourgeoisie marchande et de la navigation. Tout le mouvement d’affaires avait largement développé la navigation : et les grands ports de France, Bordeaux, Marseille, Nantes avaient une