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HISTOIRE SOCIALISTE

privées qui pourraient occuper les ouvriers et les soustraire à l’action municipale. Les voilà donc qui tentent de prendre Marat pour parrain et protecteur de leurs projets : et Marat que sa haine contre Bailly et les Académiciens de l’Hôtel de Ville rendait candide, tombe tout bonnement dans le panneau. Il insère complaisamment dans son numéro du 27 mai 1791 une longue lettre d’un capitaliste subtil : « A l’ami du peuple. — Soyez convaincu, notre cher ami, que presque tous les ouvriers occupés aux travaux publics, sont aussi patriotes que leurs chefs sont aristocrates. Ceux-ci, je vous les donne tous pour de fieffés coquins qui volent impunément sous les yeux du public. Dans le nombre est un nommé Mulard, ivrogne de profession, jadis fripier, porte Saint-Antoine, naguère banqueroutier, aujourd’hui satellite en habit bleu, mouchard, coupe-jarret du sieur Mottié, et chef des travaux publics. »

Et quand Marat est ainsi bien amorcé par cette attaque en règle contre un agent de la municipalité, quand l’amorce est bien enfoncée par toute une série d’accusation directe contre une dizaine « de mouchards », le madré lanceur d’affaires passe à Marat un prospectus philanthropique et capitaliste en faveur du canal de Paris, projeté par le sieur Brûlé. Et l’ami du peuple, décidément conquis, ajoute : « Je terminerai ces observations sur les malversations de nos municipaux par de sages réflexions de M. Bacon, électeur au département de Paris : « N’est-ce pas une chose affligeante que dans un siècle de lumières et dans la capitale des Français, il y ait tant de malheurs d’un côté et tant de ressources de l’autre sans qu’il se soit trouvé une main assez adroite dans sa bienfaisance pour mettre le travail à côté des besoins, et pour écarter les malheurs en rapprochant les ressources ! Que dira-t-on même en voyant que les ateliers et les travaux de secours sont organisés de manière à corrompre et les ouvriers et ceux qui les inspectent, et qu’il ne doit pas rester pour le public le moindre monument de ces travaux ! Dans ces institutions secourables l’on a agi comme s’il ne fallait que distraire la misère et le brigandage, sans songer à tirer le moindre fruit de tant de bras. On croit avoir assez fait, si tant d’hommes veulent bien passer leur temps à remuer infructueusement de la terre et des bancs ; on croirait même que le tonneau des Danaïdes serait aujourd’hui d’un merveilleux secours, car on ne désire pas que les ouvriers soient utiles, mais seulement qu’ils ne soient pas nuisibles. »

La préparation est savante, comme on voit et il n’y manque même pas un souvenir des fables antiques. Attention ! voici l’entrée en scène du capitaliste : « Cependant, à côté de cette politique embarrassée, qui absorbe et consume des sommes énormes et qui emploie si infructueusement tant d’ouvriers qui reçoivent leur salaire sans profit pour le présent et pour l’avenir, un citoyen se présente et dit : Les 25 ou 30 mille livres que vous distribuez par jour dans vos ateliers de charité, accordez-m’en la moitié, et chargez-moi de tous vos ouvriers indigents ; non seulement j’empêcherai l’avidité des inspecteurs, et la paresse des mercenaires de se coaliser pour tromper vos intentions, mais