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HISTOIRE SOCIALISTE


« Voici les noms de quelques mouchards gorgés d’or et comblés d’égards, de caresses, d’honneurs par l’administration, sans doute dans l’espoir qu’ils réussiront enfin à consommer leurs éternels complots. Le contrôleur des travaux publics de Montmartre, chevalier de Saint-Louis et ancien mouchard de robe courte ; les nommés de Jaittan, le Roi, Viel, Desjardin, Thomas, Tintrelin, Valière, Imbrant, mouchards en chef, sous le nom de vérificateurs, ayant 1,800 livres d’appointements, sans parler de gratification pour noter et renvoyer les ouvriers patriotes et les remplacer par des brigands. Ce titre de vérificateur n’est qu’un mot, comme vous le concevez bien, pour colorer les odieuses fonctions de ces coquins et sucer le sang des malheureux, car les commissaires de sections font gratuitement l’office de vérificateurs. »

« Je vous ferai passer sous quelques jours la liste des mouchards, piqueurs et chefs d’ateliers, tous à la dévotion de l’administration traîtresse. »

Et Marat, à demi vexé, à demi flatté, répondait : « Si vous aviez pris la peine de lire ma feuille avec attention, vous auriez vu que les épithètes dont vous vous plaignez ne tombent que sur les mouchards, coupe-jarrets et brigands que Mottié a fait venir de province à Paris, et que Bailly a placés dans les ateliers au préjudice des citoyens honnêtes. Comment avez-vous pu imaginer que j’insultais ces infortunés, moi qui me suis fait anathème en prenant leur défense et en plaidant leur cause ? Je n’ai jamais pensé que les ouvriers qui sont aux ateliers de secours eussent tous été gagnés, mais j’ai déploré qu’il y eût parmi eux tant de coquins soudoyés par l’administration traîtresse pour égorger les patriotes quand le moment sera venu. C’est précisément ce que vous dîtes vous-même. Nous voilà donc d’accord. Permettez que je vous prie de détromper vos camarades qui auraient pris le change comme vous, en lisant ma feuille et que je vous demande la liste de tous les espions qui sont à la tête des ateliers »…

A travers tout ce manège de brouilles et de raccommodements, il est évident que la grande majorité des ouvriers des ateliers résistait, à cette date, aux impulsions de Marat. Il est évident aussi que Marat espérait les entraîner en les animant contre les surveillants, contre les chefs. Mais ce n’est pas contre la bourgeoisie comme classe, ce n’est pas contre la propriété bourgeoise que Marat voudrait les enrôler : c’est seulement contre la Cour et contre l’administration municipale qu’il hait et qu’il accuse de trahison. Essai timide et nécessairement contradictoire encore de la politique des classes.

Mais il y a toujours des faiseurs d’affaires pour exploiter toutes les passions, toutes les idées des partis. Il y en avait beaucoup à Paris, à ce moment ; le bouleversement du vieux système féodal, l’énorme expropriation de la propriété cléricale urbaine, donnaient un grand essor aux esprits aventureux, aux chercheurs de fortune. Plusieurs se dirent que Marat, puisqu’il haïssait à ce point la municipalité parisienne, puisqu’il redoutait à ce point les ateliers de secours sur lesquels elle avait la haute main, serait favorable à de grandes entreprises