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HISTOIRE SOCIALISTE

donner certain coup d’œil attrayant et de les tenir à bas prix, sans s’occuper du solide et du bien fait ; tous les ouvrages de l’art doivent donc promptement dégénérer en savetage. Et comme ils n’ont alors ni mérite, ni solidité, ils doivent ruiner le pauvre consommateur forcé de s’en servir, et déterminer le consommateur à son aise de se pourvoir chez l’étranger. Suivez le développement illimité de l’envie de gagner qui tourmente toutes les classes du peuple dans les grandes villes, et vous serez convaincu de ces tristes vérités. »

« Une fois que chacun pourra s’établir pour son compte sans être assujetti à faire preuve de capacité, dès ce moment plus d’apprentissage suivi. À peine un apprenti saura-t-il croquer quelque ouvrage qu’il cherchera à faire valoir son industrie, et ne songera plus qu’à s’établir ou à valeter pour trouver des pratiques et des chalands. »

« Comme il ne sera point question de faire d’excellents ouvrages pour établir sa réputation et sa fortune, mais de séduire par l’apparence, les ouvrages seront tous courus et fouettés. Décrié dans un quartier, l’ouvrier ira dans un autre ; et souvent finira-t-il sa carrière avant d’avoir parcouru tous ceux d’une grande ville sans avoir fait que duper les acheteurs et se tromper lui-même. C’est dans les capitales surtout que ce dépérissement des arts utiles, cet anéantissement de la bonne foi, cette vie vagabonde et intrigante des ouvriers, l’indigence attachée à toutes les professions, et la misère publique qu’entraîne la ruine du commerce se feront surtout sentir. Je ne sais si je m’abuse, mais je ne serais pas étonné que dans vingt ans on ne trouvât pas un seul ouvrier à Paris qui sût faire un chapeau ou une paire de souliers. »

« La chute des arts sera d’autant plus prompte que chacun aura la liberté de cumuler les métiers et les professions. Et qu’on ne dise pas que l’émulation, compagne de la liberté, les fera fleurir ; l’expérience n’a que trop prouvé le contraire. Voyez les quartiers francs de Paris : les ouvriers qui ne cherchaient qu’à attirer les pratiques par le bon marché ne faisaient pas un ouvrage fini. Que sera-ce lorsque ce système sera celui de tous les ouvriers, que les maîtres ne pourront plus soutenir la concurrence et que l’émulation de bien faire n’aura plus d’aliment ? »

« Il n’y a que les beaux arts et les arts de luxe qui doivent avoir carte-blanche, parce que tout le monde pouvant se passer de leurs productions, le plaisir qu’elles causent peut seul engager à se les procurer… A l’égard des arts utiles et de première nécessité, l’artisan doit être assujetti à faire preuve de capacité parce que personne ne pouvant se passer de leurs productions bonnes ou mauvaises, l’ordre de la société exige que le législateur prenne des mesures pour prévenir la fraude, la dépravation des mœurs et les malheurs qui en sont toujours la suite… »

« Au lieu de tout bouleverser, comme l’a fait l’ignare comité de constitution, il fallait consulter des hommes instruits sur les choses qui ne sont pas à sa portée, pour s’attacher uniquement à corriger les abus. »