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HISTOIRE SOCIALISTE

dit-elle en un projet de Constitution, appartient essentiellement et nécessairement à Saint-Domingue, et l’Assemblée nationale elle-même ne peut enfreindre ce droit sans détruire les principes de la Déclaration des Droits de l’homme. En conséquence, les décisions législatives de l’Assemblée coloniale votées à la majorité des deux tiers ne peuvent être soumises qu’à la sanction du Roi ; les décisions de l’assemblée métropolitaine, touchant les rapports communs, doivent être soumises au veto de la colonie. »

Au moyen de cette autonomie, l’Assemblée de Saint-Marc espérait protéger efficacement les intérêts des colons blancs ; mais elle essayait de donner à cet effroyable égoïsme une couleur révolutionnaire. C’est sous prétexte de briser le joug de l’ancien régime qu’elle contestait l’autorité du gouverneur et de la France elle-même. Tandis qu’à la Martinique, l’Assemblée coloniale était formée surtout de propriétaires aristocrates, luttant à la fois contre l’Assemblée nationale et contre le capitalisme bourgeois, à Saint-Domingue, l’Assemblée de Saint-Marc représentait l’ensemble de la propriété bourgeoise de l’île, terrienne ou capitaliste.

Et alors contre cette Assemblée se soulevèrent les propriétaires terriens aristocrates et contre-révolutionnaires du Nord de l’île. Prodigieuse anarchie et qui montre bien que si l’intérêt de classe est le grand ressort des événements, il n’a pas la simplicité mécanique à laquelle trop souvent on a voulu le réduire. Au fond les terriens aristocrates de Saint-Domingue avaient le même intérêt que les terriens bourgeois et les capitalistes de l’île à écarter les mulâtres du droit politique, et à empêcher l’affranchissement des esclaves. Il y avait là-dessus harmonie complète entre les colons blancs et révolutionnaires de l’Assemblée de Saint-Marc et les propriétaires blancs aristocrates du Nord de l’île.

Mais ceux-ci n’entendaient pas laisser à la bourgeoisie révolutionnaire la direction du mouvement, et la lutte engagée en France entre révolutionnaires et aristocrates eut son contre-coup dans l’île malgré le lien particulier que leur opposition commune à l’avènement des hommes de couleur, créait entre tous les colons blancs. Les propriétaires aristocrates se soulevèrent donc contre l’Assemblée de Saint-Marc, et comme leurs pareils de la Martinique, ils mirent en mouvement les mulâtres et les esclaves noirs. Ils méprisaient assez leurs esclaves pour les armer. Dans cette anarchie confuse, les colonies périssaient.

L’Assemblée, en mars, avait cru que le décret habilement combiné de Barnave apaiserait le conflit. Elle avait espéré qu’en retour de la garantie de l’esclavage et d’une large autonomie, les colons accepteraient l’égalité politique des hommes de couleur libres. Elle avait fait une ovation magnifique au jeune orateur, elle avait refusé d’entendre les objections de Pétion et de Mirabeau ; puis, comme heureuse d’être débarrassée d’une obsession pénible, elle n’avait point veillé à l’application réelle, loyale de sa politique. La circu-