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HISTOIRE SOCIALISTE

mation conciliante. Mais, au moment même où ce décret était rendu, une terrible collision avait lieu à Nancy entre les soldats de la garnison et les soldats amenés de Metz par Bouillé. Ceux-ci, repentants jusqu’à la férocité, cherchèrent à faire oublier leur propre révolte en écrasant leurs camarades. Le sang coula à flots : Louis XVI écrivit à l’Assemblée pour exprimer sa joie « du rétablissement de l’ordre » et l’Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, vota des félicitations à Bouillé.

Elle, aussi, comme le roi, se félicita du « rétablissement de l’ordre », et les Suisses du régiment de Chateauvieux réclamés par la « justice » de leur pays furent condamnés à mort ou envoyés au bagne. Jamais l’Assemblée Constituante ne s’était montrée aussi violemment « conservatrice ». Comment expliquer son état d’esprit ? Évidemment la question militaire lui faisait peur. Il n’y aurait eu qu’une solution : licencier les officiers tout pénétrés de l’esprit d’ancien régime et instituer des officiers nouveaux. Sur cette solution chose étrange, Mirabeau et Robespierre étaient d’accord. Mais Robespierre, en renvoyant les officiers d’ancien régime se préoccupait surtout d’arracher une arme à la contre-révolution.

Mirabeau se préoccupait surtout de rétablir dans l’armée la discipline, qui était impossible tant que les soldats pourraient dénoncer hautement les principes et les menées contre-révolutionnaires des chefs. L’Assemblée, comme épuisée d’audace, et ne voulant pas d’ailleurs toucher au système militaire de peur d’être amenée à établir la conscription, n’osa pas recourir à cette mesure nécessaire du licenciement. Et, d’autre part, l’indiscipline des soldats, même inspirée par l’amour de la Révolution, lui paraissait un péril doublement mortel : mortel pour la liberté, qui serait à la merci des mouvements militaires ; mortel pour la bourgeoisie, qui ne pourrait plus disposer d’une force armée obéissante pour défendre la propriété et l’ordre tel qu’elle le comprenait.

L’Assemblée eut peur de laisser se créer contre le régime nouveau des précédents d’indiscipline et elle fut implacable à ceux-là mêmes qui soutenaient la Révolution par des moyens dont s’effrayait la bourgeoisie. Mais on se tromperait étrangement si l’on croyait que cette brutalité de répression bourgeoise suffit à provoquer contre l’Assemblée un mouvement étendu et vif dans le pays. Robespierre protesta ; Loustalot, le jeune journaliste des Révolutions de Paris exhala plus de tristesse que de colère dans son article, qui fut le dernier. Il mourut le lendemain et ses amis attribuèrent sa mort à l’excès de douleur que lui avait causé ce sacrifice sanglant. Mais, dans l’ensemble de la nation, c’est la bourgeoisie qui faisait encore à cette date la loi à l’opinion, et la plupart des révolutionnaires furent plus empressés à se réjouir « du rétablissement de l’ordre » qu’à déplorer les moyens par lesquels il avait été rétabli.

C’est plus tard, seulement, quand la fuite de Louis XVI à Varennes et la