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HISTOIRE SOCIALISTE

Peut-être, dans la fraternelle effusion des fêtes, des citoyens passifs auraient été délégués, et cela aurait ébranlé dans sa base même l’œuvre de la Constituante.

Peut-être les paysans qui depuis quelques mois s’apercevaient que le régime féodal n’était point aboli en fait, et que les seigneurs continuaient à percevoir avec l’appui des magistrats et de l’Assemblée elle-même, les redevances les plus lourdes, auraient-ils porté à Paris, à la Constituante et au Roi, les nouveaux cahiers, qu’ils rédigeaient en quelques régions.

Peut-être aussi, les ouvriers les plus clairvoyants et les plus fiers, ceux qui commençaient bien faiblement encore à s’émouvoir de la législation étroite, qui leur refusait le droit de suffrage, auraient-ils porté au Champ-de-Mars une modeste mais importune pétition pour le Suffrage universel.

L’Assemblée, majestueuse et prudente, décida que l’institution de la garde nationale fournirait le cadre des délégations. Dans chaque ressort de la garde nationale, les gardes nationaux élisaient 6 hommes sur 100, et ceux-ci, réunis au chef-lieu du district, députaient à Paris 1 homme sur 200, si le district était éloigné de Paris de moins de cent lieues, et 1 homme sur 400, si le district était plus éloigné.

Ainsi c’est la bourgeoisie armée, c’est « l’élite » des citoyens actifs qui allait porter à Paris la pensée de la France, c’est la Révolution qui accourait à l’appel de la Révolution, mais la Révolution modérée, bourgeoise et légale. C’est le pays « actif », c’est le pays révolutionnaire légal qui se concentrait au Champ-de-Mars.

Mais comme était grand l’enthousiasme général ! Même les citoyens passifs participaient de toute l’émotion de leur cœur à la grande fête ; ils se sentaient haussés malgré tout avec la nation toute entière, et je ne sais quelle espérance unanime et quelle unanime tendresse réalisa un moment, malgré la part d’égoïsme et d’oligarchie des institutions nouvelles, l’unité des nations, l’unité de classe.

Les prolétaires mêmes qui ne votaient pas travaillèrent d’un cœur joyeux à l’aménagement du Champ-de-Mars : il y avait « le côté blanc et le côté noir », les charbonniers tout noircis de charbon, les forts des Halles tout blanchis de farine, et des noirs aux blancs, il y avait une rivalité gaie, à qui remuerait le plus de terre en l’honneur de la Révolution.

Le Roi vint un moment piocher lui-même, et sous la parade mensongère de cette égalité trompeuse, le peuple en sa naïveté clairvoyante mettait un sens profond, je ne sais quel pressentiment de l’égalité vraie. Quand les ouvriers nivelaient le sol ou le haussaient en un sublime amphithéâtre, assez vaste pour tous les délégués d’un grand pays, ils chantaient sur l’air du Ça ira, un couplet révolutionnaire où l’Évangile était détourné de son sens vers l’égalité sociale : « celui qui s’élève, ou l’abaissera ; celui qui s’abaisse, ou relèvera ». Illusion des travailleurs révolutionnaires : nivellement de la terre et