Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.
45
HISTOIRE SOCIALISTE

et le génie d’entreprises du capitalisme ne pouvait s’accommoder de ce système étriqué et suranné. Pourtant, il ne faut pas croire que dans l’intérieur même des corporations, l’initiative fût entièrement supprimée : malgré les règlements, l’esprit d’invention et de combinaison était toujours en éveil.

Mais surtout il faut se garder de penser que le régime corporatif ait jamais fonctionné avec ensemble et rigueur. Comme l’ont très bien montré M. Hauser dans son livre sur les ouvriers au xvie siècle et M. Martin Saint-Léon dans son livre sur les corporations, le régime corporatif n’a jamais enveloppé toute la vie économique de la nation. D’abord il y avait en France des provinces où il existait à peine.

Nulle part ou presque nulle part les artisans des campagnes et des villages ne s’étaient laissés englober par les règlements corporatifs devenus aux mains de la royauté un moyen d’extorsion fiscale. Enfin et surtout les grandes entreprises, où l’essor du capitalisme commençait à se déployer, échappaient à cette contrainte. Le grand commerce, le négoce proprement dit, était trop vaste et fluide pour se laisser ainsi emprisonner. Depuis le xvie siècle, le grand commerce s’accompagnait ordinairement d’opérations de banque. Le grand négociant était en même temps banquier. Par ses opérations étendues à l’Europe et aux colonies, il était amené à un perpétuel échange, à une perpétuelle négociation de traites.

Comment, dans un semblable négoce, marquer des limites, tracer des catégories ? Comment prescrire à un banquier de ne recouvrer que telle catégorie de traites ayant pour origine la livraison de telles marchandises ? Tout naturellement, le grand commerce avait la souplesse et la variété de la Banque elle-même. D’ailleurs, à mesure que se multipliaient les échanges, à mesure qu’affluaient dans nos ports les produits des colonies et des pays lointains, le rôle des grands intermédiaires, des grands courtiers, se développait.

Pour prendre un exemple donne à l’article des sociétés de commerce dans l’admirable Dictionnaire du commerce de Savary des Bruslons, deux négociants s’associent temporairement pour acheter à frais communs et revendre à risques et à bénéfices communs du sucre ou du blé ou du tabac importés à Nantes. Ils achèteront, à l’arrivée du navire, telle ou telle marchandise : ils la revendront, suivant le cours des marchés, à Paris ou sur une autre place : il est impossible d’enfermer d’avance dans un règlement quelconque des opérations de cette nature. Le capitalisme commercial flottant et vaste débordait à l’infini le régime étroit des corporations.

Ainsi les deux extrémités de la vie économique échappaient au régime corporatif. À un bout, les artisans ruraux étaient protégés par leur isolement même contre la communauté de métier obligatoire. À l’autre bout, le grand commerce, par la multiplicité de ses formes et la subtilité de ses opérations, s’était créé une autre sphère, tout un monde nouveau de mouvement, d’audace et de liberté. C’est seulement dans la région moyenne de l’activité économique,