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HISTOIRE SOCIALISTE

lement absurde. Il est faux qu’un commencement de séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ait été réalisé au moyen âge, par la société chrétienne et féodale.

Sans doute il semble qu’il y eût l’Église d’un côté, portant seulement les « saints livres » dans ses mains, et les rois ou empereurs de l’autre côté, portant en main le sceptre et le glaive. On peut dire, en un jugement très superficiel et tout d’apparences, que l’Église inspirait les gouvernants et ne gouvernait pas : et c’est là pour Auguste Comte une première séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel.

Mais, en fait, l’Église était entrée à fond dans le mécanisme de la société et de la propriété féodale. En fait, c’étaient des hommes d’Église qui assistaient, comme ministres, et qui dirigeaient le souverain. En fait, l’Église intervenait sans cesse dans le gouvernement des choses temporelles : et qui donc peut marquer la limite du spirituel et du temporel ? Qui ne voit d’ailleurs qu’un pouvoir temporel, sans idée propre, sans conscience propre, sans philosophie autonome, serait livré entièrement au pouvoir spirituel et que cette prétendue séparation des deux pouvoirs aboutirait à l’absorption effroyable de l’humanité en une théocratie ?

Si, même au moyen âge, l’humanité ne fut pas toute engloutie par l’Église, ce n’est point parce que l’Église n’avait pas le gouvernement direct des intérêts temporels : c’est parce que les grands intérêts temporels des empereurs, des rois et des peuples savaient se créer un droit qui s’opposait à celui de l’Église.

Au fond, malgré leur apparente soumission au dogme, l’Empereur allemand, le roi Philippe le Bel et les nations naissantes avaient de la vie et de l’univers une autre conception que le pape. Et c’est par là qu’ils ont résisté. Il n’y a pas de pouvoir temporel qui dure s’il n’est pas en même temps un pouvoir spirituel, c’est-à-dire s’il n’a pas une suffisante force et un suffisant désir de vivre pour se formuler lui-même en droit et pour s’élever à l’idée.

La thèse de Marx qui montre dans les grandes conceptions juridiques ou religieuses un reflet lointain de l’ordre réel du monde est le contraire de celle de Comte, et elle est bien plus profonde et plus vraie.

En tout cas, bien loin que l’humanité doive tendre comme à un idéal à la séparation du spirituel et du temporel, c’est leur fusion au contraire qu’elle doit désirer.

Il faut que toute la vie de tous les hommes, jusque dans le détail des métiers, soit pénétrée, par un idéal de justice, de science et de beauté, et il faut que cet idéal au lieu d’être monopolisé et interprété par une caste spirituelle soit constamment renouvelé, vivifié par l’expérience de ceux qui vivent et agissent, par le mouvement de l’activité « temporelle ».

Mais en vérité, comment M. Robinet, comment les positivistes peuvent-ils, à propos de l’Église de la fin du xviiie siècle, parler du « pouvoir spiri-