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HISTOIRE SOCIALISTE

dizaines de millions que s’évaluaient les fortunes ainsi amassées ; le mari de la grand’mère de George-Sand, fils d’un fermier-général, M. Dupin de Franccueil avait six cent mille livres de rentes, et possédait Chenonceaux et de magnifiques hôtels à Paris. Ces grands intermédiaires fiscaux étaient engagés profondément dans le système de l’ancien régime. Ils avaient intérêt à le maintenir et il semble téméraire de les compter parmi les forces nouvelles.

Portrait de Foullon, fermier-général
(d’après une estampe du Musée Carnavalet)


Pourtant, par sa puissance même, cette nouvelle aristocratie d’argent rejetait inconsciemment au passé la vieille aristocratie foncière et nobiliaire. La noblesse d’épée cessait d’être la première ou tout au moins la seule force de la société. C’est toujours la loi des sociétés déclinantes qu’elles soient obligées pour leur propre fonctionnement, de faire appel à la puissance qui demain les remplacera. Ces fermiers-généraux n’étaient pas entièrement à la merci de l’ancien régime : ils avaient un crédit personnel souvent supérieur au crédit de la royauté elle-même, puisqu’ils l’aidaient à vivre par le versement anticipé des impôts quand elle n’osait plus recourir à l’emprunt ouvert.


Ainsi, l’ancien régime commençait à tomber sous la tutelle de la Finance et on pourrait dire sous la dépendance du Capital. Peu importe qu’individuellement les fermiers-généraux fussent attachés à un système qu’ils exploitaient en le soutenant. Peu importe même que dès le xviiie siècle les colères du Tiers-État aient grandi contre eux, comme en témoignent les estampes reproduites ici, et qu’ils soient tombés ensuite sous les coups de la Révolution. Ils n’en figuraient pas moins une puissance nouvelle et tout ce qu’ils avaient conquis de prestige et de force était comme retranché du prestige royal et de la force de la société ancienne : ils annonçaient de loin une royauté nouvelle, celle de l’argent, peu compatible avec la royauté de droit divin ou avec la puissante hiérarchie féodale : et dans le déclin de la puissance royale, ils étaient comme ces magnifiques flambeaux de fête qui s’allument à la tombée du jour et qui promettent aux hommes une nouvelle ivresse de clarté.

Au demeurant, ils avaient beau participer à la vie de la monarchie ; ils étaient les fils du monde moderne, et plus d’un parmi eux en avait conscience. Le grand chimiste et novateur Lavoisier était un fermier-général. Il ne s’oc-