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HISTOIRE SOCIALISTE

au gouvernement bourgeois. Or il est matériellement faux que les paysans aient acquis la plus large part des biens nationaux ; c’est évidemment la bourgeoisie, surtout la bourgeoisie des villes, qui a été le principal acquéreur.

Voilà donc une légende bourgeoise savamment créée et entretenue, qui obscurcit d’abord le problème. Et d’autre part, beaucoup de nos amis socialistes, entraînés par leur polémique contre la classe bourgeoise et éblouis par le pamphlet étincelant et frivole d’Avenel, ont commis une double erreur. Par un effet de réaction assez naturel contre la légende bourgeoise, ils ont réduit à l’excès la part d’achats faite par les paysans, et en second lieu, ils ont témérairement appliqué à un phénomène social qui doit être jugé selon la loi générale de l’évolution économique, une règle toute abstraite.

Répétant docilement Avenel, qui regrette que la Révolution n’ait pas créé, avec les biens nationaux, une multitude de petites propriétés paysannes, ils ont, à leur insu, appliqué la conception radicale beaucoup plus que la conception socialiste ; et ils ne se sont pas rendu un compte suffisant des nécessités absolues qui s’imposaient alors à la Révolution bourgeoise. A priori, si l’on veut bien y réfléchir, il était impossible que la Révolution se proposât comme but principal ou même comme but important, dans la vente des biens nationaux, de multiplier la petite propriété paysanne.

Pourquoi la Révolution avait elle éclaté ? Parce que la monarchie d’ancien régime acculée par un déficit grandissant allait tomber dans la banqueroute. La banqueroute, c’était la ruine de la bourgeoisie comme de l’État moderne ; c’était l’arrêt de la civilisation bourgeoise, du travail industriel, du crédit et de la pensée libre ; c’était la rechute sous la domination féodale et cléricale. Le premier devoir de la Révolution envers la France et envers les prolétaires eux-mêmes, c’était donc d’empêcher la banqueroute ; c’était de rembourser les créanciers de l’État, afin que l’État moderne ne fût pas à l’avenir destitué de tout crédit et afin que les capitaux ainsi restitués aux prêteurs bourgeois puissent être appliqués par eux à développer les entreprises industrielles et commerciales, dont seule à cette époque la bourgeoisie avait et pouvait avoir la direction.

Donc, puisque la dette immédiatement exigible atteignait en août 1790 plus de la moitié de la valeur probable des biens nationaux, puisque le chiffre total des dettes de l’État, indéterminé encore devait très vraisemblablement dépasser la valeur totale de ces biens nationaux, il était chimérique de penser que les biens nationaux pourraient servir à autre chose qu’à rembourser les créanciers de la nation.

Et comme il y avait urgence, comme une grande partie de la dette était exigible immédiatement, non seulement la Révolution ne pouvait faire de distribution gratuite de terres, mais elle ne pouvait vendre qu’à ceux qui pouvaient payer vite, et qui avaient des ressources immédiatement disponibles. C’était là, la force des choses, c’était la nécessité suprême de la Révo-