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HISTOIRE SOCIALISTE

porte point ? Mais Condorcet oublie que le cours forcé transforme le titre de créance en capital et que le créancier est remboursé. Son raisonnement suppose que l’assignat ne circulera point, qu’il sera immobilisé par la défiance générale aux mains des créanciers d’État : c’est donc un manque de foi en la Révolution elle-même, en sa force de persuasion et d’ébranlement, qui est au fond de la thèse de Condorcet ; l’événement démontra qu’il se trompa contre Mirabeau, et c’est un des plus saisissants exemples de l’insuffisance de la froide et lucide raison scientifique, si noble soit-elle, en des temps de crise : le grand tribun passionné auquel sa passion même révélait l’ardeur latente accumulée dans les âmes, voyait plus juste et plus clair que l’admirable philosophe et géomètre.

Condorcet ajoutait, par un souci de symétrie et d’exactitude mathématique qui ne convient pas à ces vastes opérations, qu’on ne pouvait calculer exactement la valeur des biens nationaux et que par suite on ne pouvait mesurer la quantité d’assignats nécessaire pour les représenter.

Si on émettait trop peu d’assignats, la valeur des biens en vente tomberait au dessous du juste prix, et il y aurait perte pour la nation ; si au contraire on émettait trop d’assignats, la valeur des biens monterait au-dessus de leur juste prix, et il y aurait perte pour les créanciers de l’État. Mais qui ne voit que cette exactitude absolue de calcul, impossible déjà quand il faut déterminer la route d’un astre, est infiniment impossible quand il s’agit des phénomènes sociaux ?

L’essentiel est d’éviter les erreurs violentes qui bouleversent tout le système. Enfin Condorcet disait, par un raisonnement à la fois très subtil et très sophistiqué : « Si les assignats portent intérêt, les détenteurs d’assignats n’auront point hâte de s’en défaire ; dès lors ils ne se précipiteront pas sur les biens mis en vente, et il sera possible d’en acquérir sans avoir à redouter la concurrence trop forte de toute la bourgeoisie financière ou rentière. »

Mais si les créanciers de l’État gardent en mains l’assignat pour continuer à en percevoir les intérêts, qui donc achètera les biens nationaux et avec quelle monnaie les achètera-t-on ? L’abstention de la bourgeoisie ne donnera pas aux cultivateurs les ressources nécessaires : la vente ne se fera pas et la Révolution tombera, au grand dommage commun de la bourgeoisie et des paysans.

Le grand chimiste Lavoisier signalait d’autres périls. Il n’y avait, disait-il, en France que deux milliards de numéraire réel ; créer deux milliards de numéraire fictif, c’était donc doubler d’un coup le numéraire et bouleverser par conséquent tous les prix. De plus, l’assignat qui déjà subissait par rapport à l’or et à l’argent une perte de six pour cent, subirait une dépréciation bien plus grande quand la masse des assignats aurait été accrue, quand l’intérêt qui en soutenait le cours aurait été supprimé.

Pour n’avoir pas à échanger leur argent et leur or contre des assignats dépréciés, les citoyens cacheraient leur numéraire réel ; et ainsi, au bout de