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HISTOIRE SOCIALISTE

société nouvelle, et qu’elle dispose ainsi de la souveraine puissance dont disposaient les premiers hommes se formant en société.

Mais ici encore, qu’on pousse jusqu’au bout l’hypothèse de Mirabeau et qu’on demande si cette humanité, toute neuve, n’aurait pas le droit de refuser sa consécration légale à la propriété individuelle, Mirabeau ne l’eût point contesté, et si un jour le prolétariat prétend renouveler la Constitution sociale, il pourra répondre à ceux qui lui opposeront le passé et les titres des possédants bourgeois qu’il est constituant, qu’il reprend ainsi la souveraineté primitive et que, du nouveau pacte social, par lequel un ordre nouveau va être institué, il exclut la propriété individuelle et bourgeoise. Il ne fera qu’invoquer ainsi contre la bourgeoisie le titre de souveraineté que la bourgeoisie elle-même invoquait il y a cent vingt ans contre la propriété d’Église.

La rapidité des évolutions économiques et des transformations sociales fait ainsi à la bourgeoisie une condition étrange. Une nouvelle classe expropriatrice s’est formée avant qu’ait cessé de retentir dans la mémoire et presque dans l’oreille des hommes la parole d’expropriation prononcée par la bourgeoisie elle-même : et l’ironique écho, qui lui retourne sa propre voix la remplit d’épouvante.

Mirabeau, malgré ce puissant effort de dialectique, malgré l’urgence des besoins financiers, qui était la raison décisive, craignit sans doute à la dernière heure l’échec du projet : car il essaya de l’atténuer et même d’en voiler le sens.

Il sentait bien que ce qui pouvait heurter les esprits timides c’était le transfert des biens d’Église à la classe des rentiers.

Et ne pouvant nier que ce fut là, au fond, le sens de l’opération, il en disait :

« Il ne s’agit pas, précisément, de prendre les biens du clergé pour payer la dette de l’État, ainsi qu’on n’a cessé de le faire entendre. On peut déclarer le principe de la propriété de la Nation, sans que le clergé cesse d’être l’administrateur de ses biens : ce ne sont point des trésors qu’il faut à l’État, c’est un gage et une hypothèque, celle du crédit et de la confiance. »

Il y avait là ou une défaillance d’un instant ou une ruse, car, comment aurait-il suffi d’avoir un gage, puisqu’il ne s’agissait pas seulement d’inspirer confiance pour des emprunts nouveaux, mais de rembourser une dette déjà écrasante ?

Et, en tout cas, comment ce gage eût-il pu paraître solide aux prêteurs s’il n’eût été vraiment aux mains de la Nation ? Cette concession ou cette habileté de Mirabeau attestent seulement le trouble qui saisissait les plus hardis devant l’immensité de l’opération révolutionnaire qui allait s’accomplir. L’Assemblée passa au vote et, peut-être, s’il n’y avait pas eu près de 200 nobles émigrés, le résultat eût-il été incertain.