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HISTOIRE SOCIALISTE

Oui, mais qui ne voit que cette théorie s’applique aussi à la propriété individuelle ? car, elle aussi a un caractère social.

Mirabeau dit à l’abbé Maury que « ce n’est point la réunion matérielle des individus qui forme une agrégation politique, qu’il faut pour cela qu’une telle agrégation soit regardée comme un individu dans la société générale ; qu’elle ait une personnalité distincte de celle de chacun de ses membres, et qu’elle participe aux effets civils ».

Soit ! mais, de même, pour qu’il y ait propriété individuelle, il ne suffit pas que les objets matériels soient appropriés pour un individu ; il faut encore que la société reconnaisse et consacre cette appropriation, il faut qu’elle en détermine les effets civils ; il faut qu’elle règle les modes d’acquisition, d’aliénation, de transmission. Bref, au sens où Mirabeau entend le mot loi, c’est la loi qui crée la propriété individuelle comme elle crée la propriété corporative et elle a le droit d’abolir l’une comme elle a le droit d’abolir l’autre.

Qu’elle n’ait pas intérêt à exercer ce droit et que la propriété individuelle soit plus en harmonie avec le droit de l’individu, c’est possible, au moins pour un temps ; mais il reste vrai que, pour légitimer l’expropriation révolutionnaire des biens d’Église, la Révolution est obligée de proclamer la souveraineté de la loi et ainsi, vraiment, le titre d’expropriation future est inscrit dans le grand acte qui fonde la Révolution bourgeoise en sécularisant la propriété cléricale.

Mirabeau va si loin que, par une application merveilleusement hardie du Contrat social, il présente l’acte par lequel la France régénère la Constitution comme un nouveau commencement de l’histoire :

« Je dirai ensuite que l’assemblée actuelle n’étant pas législative, mais Constituante, elle a, par cela seul, tous les droits que pouvaient exercer les premiers individus qui formèrent la Nation.

« Or, supposons pour un moment qu’il fut question d’établir parmi nous le premier principe de l’ordre social, qui pourrait nous contester le droit de créer des corps ou de les empêcher, d’accorder à des corps des propriétés particulières ou de les déclarer incapables d’en acquérir ?

« Nous avons donc aujourd’hui le même droit, à moins de supposer que notre pouvoir constituant soit limité et, certes, nous avons déjà fait assez de changements dans l’ancien ordre de choses, pour que la proposition, que j’ai l’honneur de vous soumettre, ne puisse pas être regardée comme au-dessous de votre puissance. »

Ainsi, tantôt, pour légitimer la saisie des biens d’Église, la Révolution essaie d’établir, avec Talleyrand, une sorte de continuité juridique absolue entre le passé et le présent, entre l’Église et la Nation « véritable assemblée de fidèles » ; tantôt, au contraire, elle fait table rase de tout le passé et considère, avec Mirabeau, que la Constituante ouvre un monde nouveau, une