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HISTOIRE SOCIALISTE

lement l’individu sera hors de l’État qui ne pourra toucher aux propriétés individuelles !

Oui, cette façon d’immobiliser l’histoire, tout le passé et tout l’avenir, autour de deux idées abstraites, l’individu et l’État, répugne profondément à nos conceptions essentielles de la société changeante et de l’univers mouvant.

Mais qu’on y prenne garde : sous son apparence d’abstraction immobile, la théorie de Thouret est en réalité le triomphe de l’évolution historique. C’est parce que depuis des siècles l’État moderne et laïque s’était fortement constitué, c’est parce que sous l’action de la royauté, des légistes, des philosophes, de la bourgeoisie, il s’était de plus en plus délié de l’Église, que la grande idée de l’État prenait aux yeux du juriste un caractère d’éternité et de souveraineté : et c’est parce que les individus ayant grandi dans la même proportion que l’État laïque et moderne s’affranchissaient avec lui des sujétions féodales et des tyrannies ecclésiastiques, que le droit des individus s’affirmait, grandissait en face de l’État grandissant,

Qu’était la Révolution sinon le double affranchissement simultané de l’État et des individus ? C’est cette croissance séculaire et cette expansion révolutionnaire de l’État et des individus qui réduisaient les corps les plus puissants, comme l’Église, à une existence dépendante et dérivée dont l’État pouvait, à son gré, modifier les conditions dans l’intérêt des individus.

La tranquille formule juridique de Thouret condense des siècles d’histoire, et c’est là ce qui lui donne cette efficacité souveraine.

Mais un nouvel effort de l’histoire peut lui faire perdre sa vertu : et il se peut très bien que, sous l’action de forces économiques nouvelles, la propriété individuelle rentre, un jour, dans la sphère de l’État et dans le domaine de la nation, comme la propriété de l’Église, d’abord supérieure à l’État, en avait dû subir enfin la loi.

Quelle réponse opposait le haut clergé aux théories des juristes révolutionnaires ?

Il éprouvait quelque embarras à se défendre : car la suppression de la propriété des dîmes créait contre toute la propriété ecclésiastique un redoutable précédent.

De plus le décret du 5 novembre 1789, qui disait : « Il n’y a plus en France aucune distinction d’ordre », ébranlait encore les bases de la propriété ecclésiastique : car le clergé cessant d’exister comme ordre, c’est-à-dire, d’avoir une vie politique et une représentation politique distinctes, était, par là même, menacé comme corps.

En outre, l’abolition des vœux monastiques, l’interdiction des ordres et congrégations régulières, où étaient prononcés ces vœux, achevaient de disloquer les cadres de la propriété cléricale.