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HISTOIRE SOCIALISTE

en est réellement propriétaire en vertu de la volonté profonde des fondateurs. Ceux-ci, en s’imaginant ne donner qu’à l’Église, ont en réalité donné à la nation : et quand celle-ci entre en possession de ce qui lui était vraiment destiné, elle met fin tout simplement à un malentendu. Mais elle doit aux fondateurs d’appliquer les revenus saisis par elle aux objets prévus par eux, et c’est seulement lorsqu’elle a épuisé ces obligations qu’elle peut consacrer l’excédent à des besoins d’un autre ordre.

Au contraire pour Thouret, la volonté des fondateurs n’a pu créer les corps auxquels ils donnaient : ces corps n’ont jamais pu exister que par la volonté de l’État souverain : par conséquent, dès le premier moment, le droit provisoire créé par les fondateurs était subordonné à la volonté maîtresse, au droit supérieur de l’État : il a longtemps usé de ce droit souverain pour tolérer la propriété des corps : il en use aujourd’hui pour la dissoudre : il n’y a là aucun droit nouveau, aucune revendication nouvelle, mais la continuation sous une autre forme d’un même droit.

Et si la loi, au moment où elle dissout l’Église possédante, charge la nation de certains services rendus par les corps, ce n’est pas pour acquitter une dette envers les fondateurs et pour respecter leur volonté, c’est seulement dans une vue d’intérêt public.

Qu’on ne craigne pas, au demeurant, que l’État puisse s’autoriser de cette suppression de la propriété des corps pour toucher un jour à la propriété des individus : car si les corps sont dans l’État et par lui, s’ils n’ont qu’une existence empruntée et dérivée, les individus sont hors de l’État : ils existent sans lui, et leur droit peut être garanti par lui : mais comme il ne les crée point, il ne saurait les détruire.

Ainsi la thèse de Thouret était doublement cruelle au clergé, d’abord parce qu’elle déracinait toute propriété ecclésiastique et la niait dans toute la suite des temps, ensuite parce qu’en opposant ainsi nettement la propriété corporative à la propriété individuelle, elle enlevait au clergé le moyen de semer l’inquiétude dans la bourgeoisie possédante.

Avec la doctrine de Thouret, la bourgeoisie révolutionnaire pouvait saisir la propriété de l’Église, sans craindre de créer contre elle-même et contre toute propriété un précédent.

Mais nous qui sommes si pénétrés de l’idée de l’évolution historique, nous sommes presque effrayés de cette audace d’abstraction juridique, qui est la négation même de l’histoire.

Eh quoi ! il y a un État absolu et éternel ! et en face de l’État éternel l’individu éternel ! Quoi ! dans tous les temps, les corps n’ont existé que par la volonté de l’État ! Même cette Église, née bien des siècles avant qu’il y eût un État français et qui a, si longtemps, dominé la société française n’a jamais eu d’autre existence, comme corps, que celle que lui donnait l’État !

Et, de même qu’éternellement l’Église a été incluse dans l’État, éternel-