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HISTOIRE SOCIALISTE


Mais donner cette raison, toute nue, c’était s’exposer à troubler bien des consciences ; c’était surtout frapper d’un caractère provisoire toute propriété, et la Révolution aimait mieux envelopper de formes juridiques la vaste et nécessaire expropriation qu’elle méditait. Comme les prétextes juridiques allégués n’étaient pas tout à fait vains, comme quelques-uns d’entre eux avaient au moins une haute vraisemblance, la prudence des révolutionnaires n’était point de l’hypocrisie.

Mais Talleyrand avait franchi le pas difficile et démontré qu’après avoir assuré les services de charité, l’État pouvait disposer de l’excédent ; les rentiers étaient sauvés, et aussi la Révolution.

L’éminent jurisconsulte Thouret, trouva évidemment que l’argumentation de Talleyrand était insuffisante, et il chercha à donner à l’Assemblée une raison juridique décisive, qui ruinât jusqu’au fondement le droit de propriété ecclésiastique et qui préservât en même temps de toute atteinte, de toute menace la propriété nouvelle, individuelle et bourgeoise :

« Il faut, dit-il, distinguer entre les personnes, les particuliers ou individus réels, et les corps qui, les uns par rapport aux autres, et chacun relativement à l’État, forment des personnes morales et fictives. »

« Les individus et les corps diffèrent essentiellement par la nature de leurs droits, et par l’étendue d’autorité que la loi peut exercer sur ces droits. »

« Les individus existent indépendamment de la loi et, antérieurement à elle, ont des droits résultant de leur nature et de leurs facultés propres ; droits que la loi n’a pas créés, mais qu’elle a seulement reconnus, qu’elle protège et qu’elle ne peut pas plus détruire que les individus eux-mêmes. Tel est le droit de propriété relativement aux particuliers. »

« Les corps, au contraire, n’existent que par la loi : par cette raison elle a, sur tout ce qui les concerne et jusque sur leur existence même, une autorité illimitée. »

« Les corps n’ont aucuns droits réels par leur nature, puisqu’ils n’ont pas même de nature propre. Ils ne sont qu’une fiction, une conception abstraite de la loi, qui peut les faire comme il lui plaît et qui, après les avoir faits, peut les modifier à son gré. »

« Ainsi la loi, après avoir créé les corps, peut les supprimer ; et il y en a cent exemples. »

« Ainsi la loi a pu communiquer aux corps la jouissance de tous les effets civils : mais elle peut, et le pouvoir constituant surtout a le droit d’examiner s’il est bon qu’ils conservent cette jouissance, ou du moins jusqu’à quel point il faut leur en laisser la participation. »

« Ainsi la loi qui pouvait ne pas accorder aux corps la faculté de posséder des propriétés foncières, a pu, lorsqu’elle l’a trouvé nécessaire, leur défendre d’en acquérir : l’édit célèbre de 1749 en est la preuve. »

« De même la loi peut prononcer aujourd’hui qu’aucun corps de main-