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HISTOIRE SOCIALISTE

tenue de faire acquitter ; or, ce qui a été donné pour la Nation est nécessairement donné à la Nation.

« Ces biens ont été donnés presque tous pour le service public ; ils l’ont été, non pour l’intérêt des individus, mais pour l’intérêt public ; et ce qui est donné pour l’intérêt public peut-il n’être pas donné à la Nation ? La Nation peut-elle cesser un instant d’être juge suprême sur ce qui constitue cet intérêt ?

« Ces biens ont été donnés à l’Église. Or, comme on l’a remarqué déjà, l’Église n’est pas le seul clergé, qui n’en est que la partie enseignante. L’Église est l’assemblée des fidèles et l’assemblée des fidèles, dans un pays catholique, est-elle autre chose que la Nation ?

« Ces biens ont été destinés particulièrement aux pauvres ; or, ce qui n’est pas donné à tel pauvre en particulier mais qui est destiné à perpétuité aux pauvres, peut-il n’être pas donné à la Nation qui peut, seule, combiner les vrais moyens de soulagement pour tous les pauvres ?

« La Nation peut certainement, par rapport aux biens ecclésiastiques, ce que pouvaient, par rapport à ces biens, dans l’ancien ordre des choses, le roi et le supérieur ecclésiastique, le plus souvent étrangers à la possession de ces biens.

« Or, on sait qu’avec le concours de ces deux volontés on a pu, dans tous les temps, éteindre, unir, désunir, supprimer, hypothéquer des bénéfices et même les aliéner pour secourir l’État.

« La Nation peut donc aussi user de tous ces droits et, comme dans la réunion de ces droits se trouve toute la propriété qui est réclamée en ce moment sur les biens ecclésiastiques en faveur de la Nation, il suit qu’elle est propriétaire dans toute l’acception que ce mot peut présenter pour elle. »

Il serait trop long d’examiner la valeur historique et juridique de ces arguments. Mais, malgré l’habileté avec laquelle est tendu le voile, Talleyrand ne peut dissimuler le caractère révolutionnaire de l’acte proposé. Entre les aliénations de détail faites jadis par le prince et l’aliénation d’ensemble réclamée de la Constituante il y a un abîme ; toute la distance d’un acte d’administration à un acte d’expropriation. Il est très hasardeux de dire que les donateurs ont constitué jadis leurs œuvres, à la décharge de la Nation, car, dans la période féodale, la Nation n’était pas ; et le seul pouvoir vraiment central était l’Église.

Enfin, il est au moins hardi de cléricaliser ainsi toute la nation pour établir entre l’Église et la Nation une continuité juridique absolue ; déclarer à la fin du xviiie siècle que la Nation est l’assemblée des fidèles, c’est-à-dire le véritable Église, c’est méconnaître le profond travail que la critique rationaliste et la science avaient opéré dans les esprits.