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HISTOIRE SOCIALISTE

révolutionnaires se confondirent un moment avec les autres États pour organiser la répression. Quant aux ouvriers, une déception sourde les préparait à accueillir le sophisme contre-révolutionnaire : « Que vous rapporte la Révolution ? » Ainsi se préparent obscurément et par des meurtrissures d’abord invisibles les grandes crises morales et sociales.

Dans ce désarroi commençant une partie de la bourgeoisie révolutionnaire s’isole du mouvement et perd le sens des nécessités du combat. Quand la Révolution en août 1790 fut obligée de procéder à une large émission d’assignats, quand elle s’engagea à fond dans le système qui pouvait seul sauver la Révolution, presque toute la bourgeoisie lyonnaise proteste. Une « adresse de la ville de Lyon » signée du maire, de plusieurs officiers municipaux et des syndics et directeurs de la chambre de commerce fut soumise à l’Assemblée. Elle accompagnait « l’Opinion de la chambre de commerce  » sur la motion faite le 27 août par Riquetti l’ainé (ci-devant Mirabeau). La chambre de commerce objecte que les nouveaux assignats ne représenteront pas un numéraire effectif, mais « une masse d’immeubles, de terres éloignées, dispersées, qu’une aliénation forcée va déprécier, qui ne se réalisera qu’avec lenteur. » Elle affirme que la masse des assignats ne peut que provoquer une hausse générale des prix, la chute des manufactures, l’émigration des commerçants, la disparition du numéraire effectif et son remplacement par « un numéraire fictif qui, répandu dans toutes les classes de la société, portera partout le désespoir et la misère. »

Il est nécessaire, selon le mémoire, de payer en argent les ouvriers des fabriques de Lyon, Saint-Étienne, Saint-Chamond. « L’impossibilité d’y pourvoir, si elle était éprouvée simultanément par cinq ou six chefs de manufactures un peu occupées exposerait à une insurrection dangereuse. » D’ailleurs les hommes des campagnes refusent de vendre leurs denrées contre des assignats : comment la fabrique lyonnaise pourra-t-elle s’approvisionner des matières premières, notamment des soies du Piémont ?

Ainsi raisonnaient un grand nombre de négociants lyonnais, la plupart des agents de change, les hommes les plus connus de la grande fabrique, les Finguerlin et Schérer, Fulchiron frères, Courajod, Jordan, Couderc père et fils et Passavant, Bergasse frères, Paul Sain et fils, Saint-Costard. L’expérience a démontré qu’ils se trompaient : leur manque de foi en la Révolution les aveuglait. En fait, les biens nationaux furent prodigieusement recherchés et il n’y eut pas dégradation des valeurs ; le gage des assignats fut ainsi tout à fait solide. Et pour les manufactures de Lyon il se trouva que le régime des assignats, quand ils commencèrent à baisser, constitua une prime d’exportation. Oui, manque de foi en la Révolution, et aussi en ce peuple des manufactures qui, si on lui avait témoigné confiance, n’aurait pas suscité de difficultés à la Révolution. Livrée à la direction affaiblissante de ces timides, la ville de Lyon se serait écartée, dès 1790, de la voie révolu-