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HISTOIRE SOCIALISTE


Et il ne faut pas croire que cette aristocratie bourgeoisie, pour parler comme le docteur Guépin, s’effraiera devant le tumulte des événements ou s’arrêtera à mi-chemin. Aucun des périls, aucune des crises, aucune des hardiesses de la Révolution ne la prendra au dépourvu. Peut-être par un effet de l’âme bretonne, concentrée et ardente, mais surtout à cause de la violence de la lutte entre les forces d’ancien régime et les éléments bourgeois, il y a en tous ces hommes, gardiens de la Révolution naissante, une sorte de ferveur mystique. La plupart d’entre eux sont affiliés aux loges maçonniques, où l’idée révolutionnaire s’illumine d’une sorte de rayon religieux, et où la liberté, la raison sont l’objet d’un véritable culte.

La pensée ardente et impatiente de ces grands bourgeois révolutionnaires de la Bretagne devance la Révolution elle-même ; la plupart de ces hommes et beaucoup de ceux que l’élection fera entrer tout à l’heure dans l’administration municipale, étaient, au témoignage de Guépin, républicains dès les premiers jours de 1789.

Je ne sais quelle clairvoyance supérieure, faite de sincérité passionnée, les avertissait avant le reste de la France qu’il y avait antinomie entre la Révolution et la royauté ; en juin 1791, quand arriva le coup de foudre du départ du roi, de sa fuite vers la frontière, les administrateurs de Nantes lancèrent aussitôt une proclamation qui commence ainsi : « Citoyens, le roi est parti, mais le véritable souverain, la Nation, reste. » Mot admirable et qui ne jaillit pas comme une inspiration sublime, mais comme l’expression suprême de toute une pensée méditée pendant trois ans d’équivoques et obscurs conflits. C’est comme le malaise d’un lourd mensonge, impatiemment supporté, qui se dissipe soudain.

Les bourgeois révolutionnaires qui administrèrent Nantes devinrent le centre de toute une organisation de combat. Autour d’eux se groupèrent, dès la première heure, des bataillons de volontaires divisés en douze compagnies ; il y avait la compagnie de la Liberté, la compagnie de l’Egalité, la compagnie de la Fraternité, la compagnie du Patriotisme, la compagnie de la Constance ; c’est, me semble-t-il, la mode des appellations maçonniques qui s’appliquait aux nouvelles formations révolutionnaires.

Le choix du costume, très riche et assurément coûteux, qui fut adopté par la garde nationale nantaise, atteste que ce sont des bourgeois très aisés qui formaient le gros des bataillons. Le costume était, en effet, habit bleu doublé de rouge, collet et parements écarlates, revers blancs, liséré rouge et blanc, boutons jaunes avec une fleur de lys coupée d’hermine et le numéro de la division, houpette du chapeau blanche avec une hermine au milieu, épaulettes et contre-épaulettes en or.

Et il ne se produisit point à Nantes, comme à Paris, une sorte de divorce entre cette garde nationale bourgeoises et le peuple ouvrier. Les bourgeois révolutionnaires de Nantes qui, dans leurs combats contre la noblesse,