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HISTOIRE SOCIALISTE

C’était la levée en masse des électeurs préparant et annonçant la levée en masse des soldats.

C’est ainsi que sans qu’aucune évolution économique eût modifié les rapports des classes et par la seule vertu du mouvement politique et national, la Révolution passa du suffrage restreint de la Constituante au suffrage universel de la Convention.

La Législative, après le 10 août, n’eut pas du tout le sentiment qu’elle désertait le terrain de classe de la bourgeoisie révolutionnaire : elle ne faisait qu’incorporer plus étroitement les prolétaires à la Révolution bourgeoise. D’ailleurs, les citoyens passifs, de 1789 à 1792, ne se jugeaient point sacrifiés : ils n’avaient point d’animosité et de jalousie à l’égard des citoyens actifs du Tiers État : ils considéraient au contraire les plus « patriotes » de ceux-ci comme leurs représentants naturels.

Je ne puis reproduire, parce qu’elle est en couleur, une curieuse estampe du musée Carnavalet. Elle représente un noble richement vêtu entre un citoyen passif et un citoyen actif. Le citoyen actif est un paysan qui tient sa pelle, et il dit au noble : Penses-tu donc parce que je suis pauvre, que je n’ai point les mêmes droits que toi ? — Et le citoyen passif intervenant pour appuyer le citoyen actif dit avec colère : Tout cela ne finira-t-il point bientôt ? Ainsi, dans la pensée de la Révolution, le citoyen actif et le citoyen passif, s’ils étaient tous deux du Tiers État, formaient un même parti. Il y avait assez de pauvres dans les quatre millions d’électeurs pour que la pauvreté ne se sentît point brutalement exclue.

Par là on s’explique que la question du suffrage universel n’ait pas été sérieusement posée devant la Révolution jusqu’à la grande crise de la guerre.

Voilà l’esprit dans lequel les Constituants entendirent l’organisation de la volonté nationale. Quel fut le mécanisme adopté par eux ? Ils divisèrent la France en départements, le département en districts, le district en communes.

Il leur parut dangereux de prendre comme base d’organisation les anciennes provinces. D’abord, comme il aurait fallu les doter d’un organe administratif, il était à craindre que les Assemblées provinciales n’eussent un pouvoir excessif et ne parvinssent à contrarier la volonté générale. L’essai de résistance de Mounier en Dauphiné, la rébellion du Parlement de Bretagne, tout indiquait à l’Assemblée la nécessité de briser les cadres d’ancien régime. D’ailleurs, l’ancien régime même avait multiplié les systèmes de division. Il comprenait, en 1789, 35 provinces, 33 généralités (ou circonscriptions administratives royales), 175 grands bailliages (ou anciennes divisions féodales de justice et d’administration), 13 Parlements, 38 gouvernements militaires, 142 diocèses.

Ce désordre et ces chevauchements dispensaient la Constituante d’adop-