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HISTOIRE SOCIALISTE

déficit étant un mal déjà envieilli, le Trésor au mois de mai 1789 avait dévoré d’avance, sous forme d’anticipations, 90 millions des recettes de 1790 et 172 millions à valoir sur les huit derniers mois de 1789. Mais, malgré tout, la situation financière en elle-même n’était pas irréparable. Il suffisait de demander aux deux ordres privilégiés qui jusque-là ne payaient presque rien, une contribution annuelle de 80 millions, et d’obtenir du clergé qu’il aliénât environ 500 millions de ses vastes domaines pour rembourser les anticipations et rendre au Trésor royal une activité normale.

C’est le plan que dès les premières réunions des États-Généraux recommandaient les ultra-modérés. C’est en particulier le plan élaboré par Malouet et qu’il s’épuisait à faire accepter à la fois par le côté droit et par les révolutionnaires du côté gauche. En soi, ce plan n’était pas impraticable. Il semblait qu’il pût être accepté par les privilégiés dont il laissait subsister la prépondérance sociale. Quant à la bourgeoisie, le rétablissement de l’équilibre financier garantissait les Créanciers de l’État, tous les rentiers qui possédaient des titres dans l’énorme dette de quatre milliards et demi contractée par la monarchie, contre la banqueroute totale ou partielle. Si donc le plan des ultra-modérés, de ceux qu’on peut appeler les révolutionnaires conservateurs avait abouti, c’est à une assez modeste opération de finances et comme à un redressement de comptabilité monarchique que se serait limitée la Révolution.

D’où vient qu’elle a d’un si prodigieux élan dépassé ce programme étroit ? D’où vient qu’elle a été emportée si puissamment au delà de la simple question budgétaire qu’elle avait d’abord à résoudre ?

Voilà des États-Généraux convoqués par la monarchie pour ramener l’ordre dans les finances, et il semble, à ne regarder que les chiffres, qu’un assez modeste effort y suffirait, sans qu’aucune des bases de la société féodale, nobiliaire, catholique et monarchique soit ébranlée. Et ces mêmes États-Généraux vont déchaîner un mouvement presque incalculable et qui ébranlera le monde, ils vont entrer en lutte avec la noblesse et le clergé, abaisser d’abord et frapper ensuite, la monarchie elle-même, élever au-dessus des privilèges et des pouvoirs du passé l’affirmation glorieuse et orageuse des droits de l’homme et du citoyen, ouvrir à la démocratie les grandes routes de l’histoire, assurer la toute-puissance de la classe bourgeoise et préparer l’avènement du prolétariat. Quelle disproportion entre les besoins financiers de la monarchie et le magnifique ébranlement révolutionnaire, et d’où vient que d’une crise budgétaire en apparence assez limitée sorte une crise sociale et humaine aussi grandiose ? Comment la nuée qui n’assombrissait d’abord qu’un pan du ciel a-t-elle grandi soudain et envahi tout l’horizon, foudroyant les monts et les chênes, les hauts clochers des églises et les tours des châteaux, éveillant de ses grondements et de ses lueurs les peuples appesantis, et couvrant de ses éclairs multipliés tout un siècle d’histoire orageuse ?

Ce n’est certes pas la résistance stupide des privilégiés qui suffit à ex-