Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/389

Cette page a été validée par deux contributeurs.
379
HISTOIRE SOCIALISTE


On peut dire que devant la Constituante la question du suffrage universel ne fut pas sérieusement posée un instant. D’abord la question de l’électorat et la question de l’éligibilité ne furent pas discutées à part, et il est visible que c’est seulement la question de l’éligibilité qui parut préoccuper un moment le législateur. Il semble même que le problème du suffrage universel n’ait, pour ainsi dire, pas été soupçonné : et le mécanisme qui excluait du vote près de la moitié de la France, paraissait aux Constituants assurer la manifestation exacte et entière de la pensée nationale. Le vaste peuple des pauvres était si loin, si bas même pour les bourgeois révolutionnaires, que l’opération qui le retranchait de la cité passait presque inaperçue.

J’ai déjà cité les paroles de Lally-Tollendal. Mounier, le 4 septembre 1789, au nom du comité de Constitution, s’exprime ainsi : « Le comité en indiquant les qualités qui doivent donner aux citoyens la faculté d’être électeurs et éligibles pour la Chambre des représentants, s’est vu obligé de prononcer entre deux inconvénients qui choquent en apparence la liberté individuelle. Il est évident qu’on ne peut pas admettre tous les citoyens indistinctement au nombre des électeurs et des éligibles : ce serait s’exposer à confier le sort de l’État à des mains inexpérimentées qui en consommeraient rapidement la ruine. Il fallait donc ou restreindre le nombre des électeurs, et ne mettre aucune borne à leur choix, ou laisser à tous les citoyens le droit d’élire et leur tracer des règles pour diriger leur nomination. Le premier parti eût été beaucoup plus contraire aux principes. Tous les citoyens ont le droit d’influer sur le gouvernement, au moins par leur suffrage ; ils doivent en être rapprochés par la représentation. Si vous exigez pour les électeurs des qualités qui en limitent le nombre, vous rendez tous ceux qui en seront exclus étrangers à leur patrie, indifférents sur sa liberté. Ces réflexions ont déterminé le comité à proposer d’admettre parmi les électeurs tous ceux qui paieront une imposition directe de trois journées de travail. Considérant que les électeurs ne choisissent pas pour leur intérêt seul, mais pour celui de tout l’empire, il a cru qu’il serait convenable de ne déclarer éligibles que ceux qui posséderaient une propriété foncière. C’est un hommage rendu à la propriété qui complète la qualité de citoyen. C’est un moyen de plus de faire aimer les campagnes ; c’est un motif de croire que le représentant est au-dessus du besoin. C’est mettre une bien faible entrave à la liberté du choix, car tout homme jugé digne, par ses lumières et ses vertus, de la confiance d’un district, pourra facilement se procurer une propriété quelconque, la valeur n’en étant pas déterminée. »

Ainsi, Mounier prend des garanties en exigeant que l’éligible ait une propriété foncière : et il déclare que moyennant cette précaution on peut admettre à l’électorat, au vote, tous les citoyens. Il parait croire que tous les citoyens dans ce projet sont électeurs ; il déclare même qu’il serait contraire