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HISTOIRE SOCIALISTE

assez foncièrement démocrates pour ouvrir largement la Révolution à la force prolétarienne naissante.

Ils s’en serviront au besoin, mais avec la pensée constante de la contenir ou même de la réprimer.

Entre la gauche et l’extrême gauche est placé le petit groupe d’Alexandre Lameth, de Barnave et d’Adrien Duport. On les appelait le triumvirat et Mirabeau, qui les détestait, un peu à cause de leur influence mais surtout parce qu’ils dissolvaient le pouvoir royal, les appelait, dans ses lettres, le « triumgueusat ».

En vérité, ils n’avaient pas des principes très nets. Ils n’étaient pas plus démocrates que l’ensemble de la gauche. Ils voulaient, comme elle, maintenir la royauté. Comme elle ils avaient de la propriété une conception purement bourgeoise, mais ils étaient plus hardis ou plus téméraires à ébranler, dans un intérêt de popularité, cette même puissance royale qu’ils voulaient pourtant conserver.

Ce qui prouve combien peu la classe ouvrière avait alors des idées nettes, c’est qu’elle témoigna longtemps une faveur extrême à Barnave, à Lameth et à Duport qui, pourtant, ne différaient guère que par des attitudes du reste de l’Assemblée.

Les Lameth (Alexandre et Charles), appartenaient à une famille de Cour. Leur mère avait été pensionnée par le Roi ; et Fersen note, dans ses lettres, qu’il l’a vue aux grandes manœuvres que dirigeait en Bretagne le maréchal de Broglie et où la haute noblesse seule était admise. Très brillants, très courageux, d’une parole élégante et souple, les Lameth rachetaient les origines aristocratiques par leur véhémence révolutionnaire ; véhémence sincère, mais de médiocre profondeur.

Les mémoires de Lameth sont vraiment d’une assez grande pauvreté d’idées, et même de sensations. On dirait qu’aucune émotion bien forte n’est entrée dans ces âmes durant ces grandes années. Duport avait plus de vigueur d’esprit et sa conception de la justice est belle : le jury, l’abolition de la peine de mort.

Plus nettement démocrate que les Lameth et Barnave, il soutiendra le suffrage universel : et on se demande comment ce juriste vigoureux avait aussi étroitement lié partie avec l’élégance un peu frivole des Lameth, avec l’éloquente fragilité de Barnave. Sans doute aspirait-il à un rôle plus grand que celui que sa spécialité de légiste lui aurait donné, et par son alliance avec des forces brillantes, se ménageait-il de plus larges moyens d’action. Les hommes, en qui la puissance d’expression n’est pas tout à fait égale à la puissance de pensée, choisissent ainsi parfois, pour se manifester, des intermédiaires hasardeux.

Barnave est une des plus curieuses personnalités de ce temps : il n’avait guère que vingt-sept ans quand il fut envoyé aux États généraux et il por-