Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/38

Cette page a été validée par deux contributeurs.
28
HISTOIRE SOCIALISTE

conjecturer qu’ils en possédaient au moins un tiers. S’il n’y avait eu qu’un quart de propriétés roturières bourgeoises ou paysannes on se demande comment cette base si étroite aurait pu porter tout le poids des impôts.

Si les trois quarts des terres avaient été privilégiées et exemptées de l’impôt, l’infime minorité paysanne sur qui aurait pesé tout le fardeau n’aurait pas seulement été accablée ; elle aurait été anéantie. Et comment s’expliquer aussi le produit élevé de la dîme perçue par l’Église ? Où se serait trouvée la matière imposable ?

Lavoisier calcule que la dîme sur le blé seulement donnait 70 millions. Le Comité des finances de la Constituante évalue à 123 millions le produit annuel de la dîme. Or, la noblesse ne payant qu’une catégorie spéciale de dîmes, les dîmes inféodées (et elles ne s’élevaient guère qu’à 10 millions), c’est 113 millions que fournissaient tous les ans, par la dîme, les terres non privilégiées. Or, il est certain (et sur ce point les affirmations d’Arthur Young ne peuvent laisser aucun doute) que la dîme ne représentait pas le dixième de la récolte, mais seulement, dans l’ensemble le vingt-cinquième ou le trentième. Donc ce produit de 113 millions représente, pour les terres non privilégiées, un produit agricole total de 2 milliards et demi à 3 milliards : c’est-à-dire, plus de la moitié du produit agricole brut de toute la France.

Et par cette voie encore nous aboutissons à cette conclusion très vraisemblable que la noblesse et le clergé possédaient environ un gros tiers, peut-être la moitié de la terre de France. J’ajoute que si la puissance territoriale des ordres privilégiés s’était étendue au delà de cette limite, elle aurait été si écrasante, si absorbante qu’elle aurait rendu sans doute la Révolution impossible.

Pour qu’une révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d’un terrible malaise ou d’une grande oppression. Mais il faut aussi qu’elles aient un commencement de force et par conséquent d’espoir. Or tel était exactement l’état de la société française à la fin du xviiie siècle. La noblesse et le clergé détenant plus du tiers du territoire, affranchis de toute charge et de tout impôt, rejetant tout le fardeau sur le peuple des campagnes et la bourgeoisie austère des villes, accaparant toutes les ressources d’un budget alimenté par les plus pauvres, blessaient et endommageaient au plus haut degré la classe paysanne et la classe bourgeoise.

Mais, en même temps, il y avait assez de petite propriétés paysannes, il y avait aussi, malgré les rigueurs du fisc, assez d’épargnes cachées dans les campagnes pour que tous les petits possédants ruraux eussent l’espoir de s’affranchir et même un jour d’acheter des lambeaux du grand domaine ecclésiastique.

Et la bourgeoisie exaltée par deux siècles de puissance industrielle, commerciale et financière avait pénétré assez, par des achats, dans le monde rural,