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HISTOIRE SOCIALISTE

et allant de ville en ville, il groupera autour de lui toutes les forces nationales, et fera procéder s’il le faut à des élections nouvelles.

Plan audacieux, où le conseiller jouait sa tête et peut-être celle du roi ! Mais plan contradictoire ! Car si la royauté ne devait demander sa force qu’à la confiance du pays, pourquoi cet acte de défiance envers la capitale du pays ? Pourquoi fuir et dénoncer Paris ? Un roi qui n’a point Paris n’a rien, et de quel droit supposer que Paris ne soutiendra pas, comme le reste de la France, un roi vraiment fidèle à la Révolution ?

D’ailleurs que fera le roi, si Paris ainsi dénoncé se soulève ? Que fera-t-il si l’Assemblée hésite à se séparer de la force populaire de la capitale et à se mettre tout entière à la discrétion du roi conseillé par Mirabeau ? Il faudra faire marcher des régiments contre Paris, c’est-à-dire recommencer, sous le nom et la couleur de la Révolution, l’assaut contre-révolutionnaire. Toutes les forces d’ancien régime, malgré le désaveu du roi, l’auraient encouragé, enveloppé, reconquis, et Mirabeau, écarté bientôt du conseil royal, n’aurait servi qu’à donner je ne sais quelle apparence révolutionnaire à un nouveau coup d’État d’ancien régime.

Je ne m’explique cette prodigieuse erreur mêlée à une grande pensée que par une douloureuse impatience d’ambition et d’orgueil, et aussi par un secret désespoir de jamais conquérir le roi à la Révolution par des moyens réguliers et lents. Mirabeau supportait avec colère la puissance d’hommes comme Necker, comme Lafayette, qu’il jugeait médiocres. Il leur reprochait de ne rien prévoir, et de vivre au jour le jour, contents de leur popularité vaine. Et peut-être en arrachant le roi à Paris voulait-il porter à l’influence de Lafayette, gardien du roi, un coup décisif. Mais surtout il pensait que si le roi lui témoignait un jour assez de confiance pour quitter Paris sur son conseil, il était à jamais lié.

Ainsi un vertige de conspiration troublait la pensée forte de Mirabeau, et on peut dire que pendant des années il a côtoyé un abîme ; on ne sait s’il faut admirer davantage la puissance de pensée de l’homme qui, portant en lui un tel secret, savait cependant donner à la marche de la Révolution un prodigieux élan, ou l’aberration d’un grand esprit fiévreux qui croyait d’un seul coup de surprise et d’audace changer le destin.

Non, il n’y avait point à ce moment de génie, si étendu et si vigoureux fût-il, qui pût, par sa seule force, maîtriser ou ordonner les énergies confuses de la Révolution en travail ; les âpres hauteurs de la pensée de Mirabeau sont comme perdues dans le vide. Rentrons dans la mouvante et multiple réalité. À la droite de l’Assemblée, je ne trouve aucune grande pensée politique. L’abbé Maury et Cazalès, le premier avec un mélange de rhétorique ecclésiastique et de puissante familiarité ; le second, avec une grande verve méridionale et une sorte d’entraînement de parole, sont seulement les orateurs de la résistance. Aucun plan de conduite, aucune vue d’avenir n’apparaît en