Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/376

Cette page a été validée par deux contributeurs.
366
HISTOIRE SOCIALISTE


Le peuple lui-même, remué en ses profondeurs par la force des événements, entrevit que la République devait être l’instrument « du bonheur commun », et les derniers des Montagnards voient, sans trop de scandale et d’effroi, surgir à leur gauche Babœuf et Buonarotti ; le communisme est comme la pointe de la flamme républicaine, et la prodigieuse température révolutionnaire de la France mûrit avant l’heure le prolétariat européen. N’est-ce pas plus qu’un dédommagement des agitations que Mirabeau voulait épargner à la France ?

Aussi bien son plan était chimérique, car il supposait que le roi d’ancien régime pourrait entrer de plein cœur et sans arrière-pensée, dans le mouvement de la Révolution. D’abord, Mirabeau lui-même n’avait point assez d’autorité morale sur l’esprit du roi pour le décider à s’engager à fond. Hélas ! il avait diminué cette autorité en acceptant d’être le pensionné du roi. Il ne s’était point, comme on l’a dit, vendu à la Cour, car il ne modifia jamais sa marche politique, et il consacra en effet à la préparation du plan de royauté révolutionnaire que son esprit avait librement conçu la plus grande part des sommes qu’il recevait ; mais malgré tout cette subvention mensuelle de six mille francs l’abaissait.

On souffre à lire le petit billet où Louis XVI parle du grand homme comme d’un intrigant qu’il paie fort cher ; évidemment, en acceptant ou même en sollicitant cette mensualité royale, Mirabeau avait affaibli d’avance l’effet de ses conseils sur le roi. Ses dettes l’avaient acculé ; il se débattait contre des embarras d’argent implacables, et il se disait à lui-même, pour consoler sa fierté secrètement meurtrie, qu’en se délivrant de ces soucis qui l’obsédaient, il pouvait se donner tout entier à la Révolution. Vaine sophistique ! Car il avait porté lui-même atteinte au respect dont il avait besoin.

Aussi bien, même plus libre et plus pur, Mirabeau n’aurait pas été suivi ; il ne dépendait point d’un seul homme, quel que fût son génie, de briser les innombrables liens qui enserraient la pensée de Louis XVI et sa volonté. Mirabeau le sentait si bien, qu’il voulait brusquer l’opération par un coup de désespoir. Il voulait s’emparer pour ainsi dire de la personne du roi et l’engager avec lui dans une partie décisive où ils auraient triomphé ou péri ensemble. Son idée fixe, dès octobre 1789, est que le roi doit quitter Paris ; il ne doit pas aller dans l’Est ; il ne doit pas se rapprocher des frontières, car il serait désastreux de donner au peuple l’impression qu’il veut quitter la France et la Révolution, rejoindre les émigrés, faire appel à l’Europe.

Il faut qu’il aille dans l’Ouest, à Rouen ; de là il lancera un manifeste d’adhésion entière à la Révolution. Il dira à la France qu’il a voulu se confier à elle ; il appellera l’Assemblée auprès de lui et fera savoir qu’il ne quitte Paris que pour soustraire le roi et l’Assemblée elle-même à la pression des forces aveugles.

Il nommera un ministère franchement animé de l’esprit de la Révolution,